Notre
collection

Art et spiritualité (I)

Psychologue clinicienne aux Cliniques de l’Europe, Agnès Bressolette évoque les liens entre art et spiritualité. Sa pratique clinique en soins palliatifs l’amène à utiliser l’art, non pas comme un outil d’art-thérapie, mais comme un noyau esthétique, c’est-à-dire comme point de départ du récit du patient qu’elle questionne.

Agnès Bressolette est l’auteure de Nés vulnérables. Petites leçons de fin de vie (2013). Elle a été invitée de France Culture lors de la parution de son ouvrage, retrouvez l’enregistrement de cette entrevue ici.

En quoi l'art est-il un facteur privilégié pour expérimenter le spirituel ?

Il me semble que l’art peut être un facteur privilégié pour expérimenter le spirituel dans le sens où le spirituel touche à l’altérité ou pour le dire plus simplement à ce qui déplace, ouvre une brèche.

Comme le spirituel, l’art ouvre une brèche, déplace et on ne peut l’enfermer ou le mettre dans des cases. L’artiste Jean Dubuffet disait que l’art aime « l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle ».

Pour le philosophe Jacques Maritain, l’intuition créatrice dans l’art et la poésie a une origine en lien avec la transcendance. Il affirme que s’il y a au départ de l’œuvre artistique la part de l’artiste lui-même, son essence et son intelligence, il ajoute que « l’homme ne se connaît pas par son essence » et que si l’artiste « ne s’emplit pas de l’univers, il reste vide à lui-même. (…) Il ne peut s’exprimer dans une œuvre qu’à condition que les choses résonnent en lui ».

Si l’œuvre d’art fait résonner les choses qui résonnent en l’artiste, l’art est sûrement une voie privilégiée pour expérimenter le spirituel.

Néanmoins, la voie d’accès au spirituel ne se réduit pas à l’art.

La nature, certaines rencontres, une expérience marquante, des gestes du quotidien par exemple dans l’accueil, la cuisine, la prière et tant d’autres voies diverses sont aussi des chemins privilégiés. Le soin, en particulier, parce qu’il est profondément incarné et rejoint l’humain vulnérable, s’il se fait présence attentive et subtile, ouvre au spirituel. De nombreux témoignages de personnes en situation de détresse corporelle relatent combien un soin respectueux et habité, non fait à toute allure ou stressé, touche l’âme au plus profond de chaque être. Corps, psychisme et âme sont intrinsèquement liés. En allemand, langue de la naissance de la psychanalyse, cette pensée profonde et méthode d’écoute subtile et rigoureuse sur l’intrication entre corps et psychisme, sur la relation à soi, à l’autre et à l’environnement, die Seele se traduit par psychisme ou âme. Dans une rencontre thérapeutique peut se vivre une expérience spirituelle comme dans une rencontre d’humain à humain ou avec le non-humain.

Comment s'articule la notion de spiritualité dans votre pratique psychothérapeute à partir de l'art / ou vers l'art ?

Le fait même qu’il y ait rencontre entre deux êtres humains en quête de vérité comme dans le cadre d’un travail thérapeutique fait que du spirituel est possiblement à l’œuvre. La manière d’écouter analytiquement une personne se fait en l’incitant à associer à partir de tout matériel qui lui vient à l’esprit : cela peut être à partir de sensations dans son corps, d’émotions, d’images, de rêves, de mots. Des associations à partir d’une musique, d’un film, d’un tableau, d’une danse ou tout ce qui relève de l’art entrent bien évidemment dans le travail thérapeutique. Dans mon écoute, je ne vais pas directement utiliser l’art comme le fait un art-thérapeute mais si la personne me parle d’une sculpture comme de la Piéta de Michel Ange par exemple, je l’invite à ce qu’elle m’en dise plus. J’essaie d’entendre dans le récit qu’elle fait ce qui, dans l’œuvre d’art, la touche particulièrement et pourquoi ou à quoi elle associe cet élément.

J’ai participé avec plusieurs collègues analystes à un séminaire où nous regardions tous ensemble un film pour ensuite échanger sur ce qui nous avait touchés, pas de manière intellectuelle. Il était toujours étonnant pour moi de constater qu’à partir d’un même matériel artistique – le film – chaque personne avait été touchée très différemment. L’œuvre d’art vient résonner dans des espaces de réception qui nous surprennent. Ces espaces de réception permettent l’accueil de l’extériorité grâce à une plasticité psychique qui transforme et enrichit l’identité de chacun. A ce titre, elle peut élargir le Soi et peut toucher une dimension spirituelle. Mais l’œuvre d’art peut aussi révéler des nœuds de traumas spécifiques et les faire émerger à la conscience : elle concerne plutôt une dimension psychique. Ainsi, le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron témoigne « comment Hitchcook l’a guéri ». De ma place de psychologue-psychanalyste, je mets au travail l’effet éventuel de l’œuvre d’art sur le psychisme, sur ces nœuds mais aussi sur ce qui élargit l’espace intérieur. L’effet bouleversant qu’une œuvre peut avoir sur soi en éveillant ou en réveillant ce que l’on n’imaginait pas avant de la rencontrer est à ce titre spirituel : l’œuvre d’art déroute et révèle une part étrange ou nouvelle de soi.

Comment décririez-vous l'expérience spirituelle avec l'art-thérapie ?

N’étant pas artiste, je n’anime pas d’atelier d’art-thérapie et ne peux donc pas vous répondre directement. En revanche, comme psychologue, je favorise dans mon lieu de travail institutionnel, à savoir un hôpital, une action sur l’environnement. Le travail du psychologue dans une thérapie consiste à accompagner une personne d’un point de vue psychique, en prenant en considération son corps, ses émotions, sa réalité, son histoire. Il s’agit de situer la personne dans les relations qu’elle établit avec elle-même, les autres et ce qui l’entoure : son environnement. Ce dernier est important à prendre en considération. Il est essentiel dans le cadre du soin en institution d’être attentif à l’effet que l’environnement a sur le psychisme en travaillant sur l’ambiance, l’accueil, les « entours » comme le rappelait Jean Oury, psychiatre et psychanalyste, fondateur de la clinique de La Borde en France. Ayant beaucoup travaillé avec la pensée de la psychothérapie institutionnelle, il insistait pour dire qu’un « établissement est un organisme malade quil faut constamment soigner ».

Cela invite les soignants à toujours penser ce qui fait soin : l’hospitalité, la propreté, la beauté, la compétence, la capacité des équipes soignantes et dirigeantes à penser ce qu’elles font, la mise en œuvre de tout ce qui permet de rendre l’espace institutionnel accueillant, structuré, habité et vivant. Une ambiance apaisante et vivante favorise le soin plutôt qu’une ambiance de stress où tout le monde court. Le travail du psychologue travaillant sur le psychisme avec son patient doit être attentif à la dimension de l’environnement et de l’ambiance. A son niveau, il cherche à agir sur l’environnement pour favoriser des conditions qui permettent une ouverture, un contact avec ce qui est vivant chez le patient ou qui facilitent une mise en mouvement et une plasticité psychique. La maladie a tendance à bloquer, figer, isoler par repli sur soi, protection ou désespérance. La souffrance psychique étant en lien avec la souffrance physique, relationnelle ou spirituelle, en ce qui concerne la dimension spirituelle, le psychologue peut alors de sa place favoriser des conditions favorables ou suffisamment bonnes pour que quelque chose, comme une expérience spirituelle, puisse se produire. Son rôle n’est pas de la rechercher à tout prix pour la travailler car son écoute ne se situe pas à ce niveau comme je l’ai souligné précédemment, mais il n’a pas à entraver sa venue si elle doit se vivre et peut bien sûr travailler avec elle !

J’essaie alors de favoriser la présence de l’art dans le service et au sein de l’institution dans laquelle je travaille, vecteur pour dire ce qui ne peut pas se dire ou pour réveiller ce qui est insu de nous. Mais, je précise : pas uniquement l’art dans son versant art-thérapie. L’art-thérapie, si elle est pratiquée par des artistes et respectueuse, sans faire d’interprétation, est une voie possible de l’introduction de l’art dans une institution de soin mais ici aussi, pas la seule voie. Il y en a d’autres qu’il faut développer car on ne peut réduire l’art au thérapeutique ! Depuis que l’homme existe, il fait de l’art. L’art est lié à l’humain, à sa manière d’être vivant et non d’être malade. L’art est lié à l’humain et à la vie vivante. La vie est spirituelle. On ne peut réduire ce qui fait le vivant de nos vies à du thérapeutique. Il y a la tendance actuelle à dénaturer tout ce qui tisse nos vies de manière donnée, gratuite pour en faire du thérapeutique – payant – instillant l’idée insidieuse que vivre serait une grande maladie dont il faudrait guérir alors que la vie est originaire !

Quelle relation se tisse entre vous, psychologue et le patient autour de l'art ?

Pour vous répondre, peut-être dois-je d’abord vous dire quelques mots de ma relation à l’art. J’ai eu très tôt la chance d’être baignée dans une ambiance familiale ouverte à l’art et à la culture, mais mon rapport à ces derniers a été bouleversé depuis que je travaille dans un service de soins palliatifs. L’art est venu à moi plutôt que moi à lui : ce fut comme une question de survie et une nécessité de trouver un pôle pour guider mon écoute. Les théories, nécessaires, ne suffisaient plus. Il me fallait autre chose. Depuis, je ne lis plus les livres de la même façon, je ne vais plus à des expositions comme avant. Je cherche dans une œuvre une part de révélation, de vérité qui puisse me faire signe, me nourrir tandis que je ressens quelque chose en moi sans pourtant avoir la capacité de la mettre en forme ou en mots. Parfois l’art peut aussi me consoler. Parce qu’un espace en moi s’est ouvert différemment à la dimension de l’art, je pense que les patients parlent alors davantage de leur vie avec l’art. Etrangement, alors que nous n’avions pas parlé explicitement de l’art, certaines personnes reviennent me disant qu’elles se sont mises à peindre, à découvrir la joie de l’écriture ou celle d’écrire des poèmes. D’autres osent partager leur émoi à l’écoute d’un concert ou à la contemplation d’un tableau. Je crois que nos patients perçoivent inconsciemment ou corporellement nos ouvertures et nos fermetures.

Cela fait beaucoup réfléchir sur l’écoute. Ce sont toujours les limites de l’écoutant qui limitent le travail thérapeutique, la psychanalyse nous l’a appris depuis longtemps. On peut penser que si l’écoutant ne nourrit pas une intériorité suffisante dans un travail incessant, l’ouverture à l’art et l’ouverture à la spiritualité risquent de ne pas trouver où circuler entre écoutant et analysant. Je redoute alors ce que j’appelle les succédanés ou les « Canada Dry » de la spiritualité ou de l’art. Ils en ont l’apparence mais guère l’essence. On les utilise comme des outils de bien-être qui ne feraient pas de mal et nous donneraient bonne conscience. Au contraire, la fine pointe d’une écoute réside en la capacité à toujours ouvrir un espace en soi et non en une utilisation toujours exponentielle de kits, d’outils ou de grilles qui, appliqués sans être habités, ne sont que « ruine de l’âme ». C’est une des grandes source d’inquiétude qui m’habite : dans notre monde de course effrénée, d’organisation du travail de soin comptabilisé en terme d’actes ou de nombres de bras, on ne donne plus la possibilité pour les soignants de développer leur intériorité vivante qui a besoin de temps, de jachère et de rêverie. On peut craindre que malgré leur enthousiasme et compétence, les soignants, à cause d’une organisation du travail qui ne mesure que l’évaluable et le visible, ne puissent plus avoir les conditions nécessaires pour accueillir la dimension spirituelle et l’écoute des patients qu’ils soignent (cf. le documentaire Burning out*). Quand on a une liste de choses à faire qui ne cesse de s’allonger, comment peut-il encore y avoir de la place pour prendre en considération le psychisme ? Et on s’étonne des burn-out. Pourtant, un soin associé à une présence et à une attention, à savoir un soin habité, est constitutif de notre accès à notre humanisation qui se transmet de génération en génération.

*Film de Jérôme Lemaire, 2017.

Quelle est la portée de l'art dans la relation de soin ?

Je viens de l’évoquer précédemment, l’art dans la relation de soin peut être une aide et en particulier dans un travail en institution mais avec des garde-fous : l’art ne peut pas être réduit à du seul thérapeutique. Dans une institution qui fonctionne à peu près correctement, l’art permet de favoriser des rencontres entre personnes au-delà des fonctions, de décloisonner les services, de stimuler des collaborations entre l’intérieur de l’institution et l’extérieur, de favoriser l’ouverture d’une institution signe de vie. Surtout, son rôle essentiel est de nous rappeler que même s’il y a des soignants et des soignés, nous appartenons tous à la même communauté humaine et qu’un être humain soigne un autre être humain, que le soignant d’aujourd’hui sera peut-être le soigné de demain. Nous rappeler cette vérité est essentielle. Elle développe la solidarité.

Mais pour que l’art ait ce type de portée ouvrante, il faut que des conditions minimales institutionnelles, sociétales et politiques soient réunies pour qu’un soin soit bon, c’est à-dire habité psychiquement. Si ces conditions ne sont plus présentes, le psychisme des soignants se referme, se met en mode de survie pour se protéger et ne fait que le strict minimum : faire ce qu’on lui dit de faire, abandonnant la présence vivante, celle-ci ne pouvant pas être mesurée. Donc en apparence tout fonctionne mais cette activité vide, automatique et froide rappelle la catastrophe des soins prodigués dans certains orphelinats en Roumanie sous la dictature de Ceaușescu. Nous devrions tous comme citoyen, patient, soignant, dirigeant ou tout simplement parce que nous sommes humain, connaître et nous laisser inspirer par le documentaire Loczy, une maison pour grandir, film réalisé par Bernard Martino en 2009*, pour proposer des solutions viables. On découvre ainsi l’effet d’un type de soin habité avec des soignants qui donnent de l’attention malgré un contexte de crise et une pénurie de soignants. On peut arriver à prodiguer un soin suffisamment bon pour peu que l’on se laisse enseigner par les soignants sur le terrain et qu’on leur donne du temps pour penser leur travail. Prodiguer du soin ne se limite pas à faire des économies, des procédures et seulement faire ce qui est visible et mesurable sans prendre en considération la complexité d’un soin en intégrant le psychisme des soignants et des patients. Il me semble alors qu’introduire de l’art ou de la spiritualité dans une telle institution, sans s’attaquer aux sources de dysfonctionnement du système et sans dénoncer une conception amputée du soin, est une supercherie, c’est participer au déni et à une attitude de façade.

*Association Pikler Loczy, Paris. www.pikler.fr

Quel lien feriez-vous avec la spiritualité ?

Il est difficile de répondre avec ce que je viens de dire précédemment et qui n’est pas rose. On est loin d’une vision béate du rôle de l’art et de la spiritualité. J’ai parlé du soin car comme je le disais au début de notre entretien, je crois que la spiritualité est au cœur du soin. Dans les situations les plus terribles des camps par exemple, des rescapés ont témoigné du rôle essentiel de quelques gestes de soins. Il faut lire Charlotte Delbo où l’on voit une solidarité entre femmes liée au soin quand, dans la longue attente dans le froid de l’appel quotidien, les rangs se déplacent discrètement pour permettre que les femmes du premier rang puissent mettre à leur tour leurs mains sous les aisselles de celles qui sont devant elles pour se réchauffer.

Il me semble que l’art dans les soins peut révéler des parts de soi inconnues, consoler, ouvrir, nourrir de beauté, favoriser la gratitude mais aussi, on en parle plus rarement, l’art peut mettre mal à l’aise, introduisant une inquiétante étrangeté. Par exemple des tableaux du peintre Francis Bacon ou des pièces du compositeur Pierre Henry peuvent plonger certains dans un sentiment de malaise. L’art, par sa capacité à transformer le réel, et à nous confronter parfois à un inconfort, nous invite à découvrir ce que le poète anglais Keats appelle la capacité négative et peut-être à apprendre à la développer et à la vivre.

La capacité négative est « la qualité qui contribue à former un homme accompli lorsqu’il est capable d’être dans l’incertitude, les mystères, les doutes sans courir avec irritation après le fait et la raison ». L’art est certainement un espace transitionnel qui nous permet de développer la capacité négative qui me semble être aussi une qualité nécessaire dans la spiritualité. La spiritualité nous oblige à être confronté à des déserts, des doutes, des mystères, des incertitudes et beaucoup d’inconfort. Cette capacité négative, que nous apprend peut-être l’art à sa manière et la foi, à être dans un inconfort sans chercher à s’accrocher avec irritation au fait et à la raison, est aussi une qualité nécessaire à développer quand on est malade ou confronté à une situation qui nous échappe. Cette capacité à « être » malgré tout, à rester là, peut commencer à s’apprendre par l’art, la spiritualité, la relation et le soin. En tout cas, c’est une qualité vers laquelle tendre lorsque l’on est soignant. La capacité négative est une qualité qui m’apparaît être l’espérance qui s’ouvre dans notre monde irrité.

interview

Art et spiritualité (I)

Psychologue clinicienne aux Cliniques de l’Europe, Agnès Bressolette évoque les liens entre art et spiritualité. Sa pratique clinique en soins palliatifs l’amène à utiliser l’art, non pas comme un outil d’art-thérapie, mais comme un noyau esthétique, c’est-à-dire comme point de départ du récit du patient qu’elle questionne.

Agnès Bressolette est l’auteure de Nés vulnérables. Petites leçons de fin de vie (2013). Elle a été invitée de France Culture lors de la parution de son ouvrage, retrouvez l’enregistrement de cette entrevue ici.

En quoi l'art est-il un facteur privilégié pour expérimenter le spirituel ?

Il me semble que l’art peut être un facteur privilégié pour expérimenter le spirituel dans le sens où le spirituel touche à l’altérité ou pour le dire plus simplement à ce qui déplace, ouvre une brèche.

Comme le spirituel, l’art ouvre une brèche, déplace et on ne peut l’enfermer ou le mettre dans des cases. L’artiste Jean Dubuffet disait que l’art aime « l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle ».

Pour le philosophe Jacques Maritain, l’intuition créatrice dans l’art et la poésie a une origine en lien avec la transcendance. Il affirme que s’il y a au départ de l’œuvre artistique la part de l’artiste lui-même, son essence et son intelligence, il ajoute que « l’homme ne se connaît pas par son essence » et que si l’artiste « ne s’emplit pas de l’univers, il reste vide à lui-même. (…) Il ne peut s’exprimer dans une œuvre qu’à condition que les choses résonnent en lui ».

Si l’œuvre d’art fait résonner les choses qui résonnent en l’artiste, l’art est sûrement une voie privilégiée pour expérimenter le spirituel.

Néanmoins, la voie d’accès au spirituel ne se réduit pas à l’art.

La nature, certaines rencontres, une expérience marquante, des gestes du quotidien par exemple dans l’accueil, la cuisine, la prière et tant d’autres voies diverses sont aussi des chemins privilégiés. Le soin, en particulier, parce qu’il est profondément incarné et rejoint l’humain vulnérable, s’il se fait présence attentive et subtile, ouvre au spirituel. De nombreux témoignages de personnes en situation de détresse corporelle relatent combien un soin respectueux et habité, non fait à toute allure ou stressé, touche l’âme au plus profond de chaque être. Corps, psychisme et âme sont intrinsèquement liés. En allemand, langue de la naissance de la psychanalyse, cette pensée profonde et méthode d’écoute subtile et rigoureuse sur l’intrication entre corps et psychisme, sur la relation à soi, à l’autre et à l’environnement, die Seele se traduit par psychisme ou âme. Dans une rencontre thérapeutique peut se vivre une expérience spirituelle comme dans une rencontre d’humain à humain ou avec le non-humain.

Comment s'articule la notion de spiritualité dans votre pratique psychothérapeute à partir de l'art / ou vers l'art ?

Le fait même qu’il y ait rencontre entre deux êtres humains en quête de vérité comme dans le cadre d’un travail thérapeutique fait que du spirituel est possiblement à l’œuvre. La manière d’écouter analytiquement une personne se fait en l’incitant à associer à partir de tout matériel qui lui vient à l’esprit : cela peut être à partir de sensations dans son corps, d’émotions, d’images, de rêves, de mots. Des associations à partir d’une musique, d’un film, d’un tableau, d’une danse ou tout ce qui relève de l’art entrent bien évidemment dans le travail thérapeutique. Dans mon écoute, je ne vais pas directement utiliser l’art comme le fait un art-thérapeute mais si la personne me parle d’une sculpture comme de la Piéta de Michel Ange par exemple, je l’invite à ce qu’elle m’en dise plus. J’essaie d’entendre dans le récit qu’elle fait ce qui, dans l’œuvre d’art, la touche particulièrement et pourquoi ou à quoi elle associe cet élément.

J’ai participé avec plusieurs collègues analystes à un séminaire où nous regardions tous ensemble un film pour ensuite échanger sur ce qui nous avait touchés, pas de manière intellectuelle. Il était toujours étonnant pour moi de constater qu’à partir d’un même matériel artistique – le film – chaque personne avait été touchée très différemment. L’œuvre d’art vient résonner dans des espaces de réception qui nous surprennent. Ces espaces de réception permettent l’accueil de l’extériorité grâce à une plasticité psychique qui transforme et enrichit l’identité de chacun. A ce titre, elle peut élargir le Soi et peut toucher une dimension spirituelle. Mais l’œuvre d’art peut aussi révéler des nœuds de traumas spécifiques et les faire émerger à la conscience : elle concerne plutôt une dimension psychique. Ainsi, le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron témoigne « comment Hitchcook l’a guéri ». De ma place de psychologue-psychanalyste, je mets au travail l’effet éventuel de l’œuvre d’art sur le psychisme, sur ces nœuds mais aussi sur ce qui élargit l’espace intérieur. L’effet bouleversant qu’une œuvre peut avoir sur soi en éveillant ou en réveillant ce que l’on n’imaginait pas avant de la rencontrer est à ce titre spirituel : l’œuvre d’art déroute et révèle une part étrange ou nouvelle de soi.

Comment décririez-vous l'expérience spirituelle avec l'art-thérapie ?

N’étant pas artiste, je n’anime pas d’atelier d’art-thérapie et ne peux donc pas vous répondre directement. En revanche, comme psychologue, je favorise dans mon lieu de travail institutionnel, à savoir un hôpital, une action sur l’environnement. Le travail du psychologue dans une thérapie consiste à accompagner une personne d’un point de vue psychique, en prenant en considération son corps, ses émotions, sa réalité, son histoire. Il s’agit de situer la personne dans les relations qu’elle établit avec elle-même, les autres et ce qui l’entoure : son environnement. Ce dernier est important à prendre en considération. Il est essentiel dans le cadre du soin en institution d’être attentif à l’effet que l’environnement a sur le psychisme en travaillant sur l’ambiance, l’accueil, les « entours » comme le rappelait Jean Oury, psychiatre et psychanalyste, fondateur de la clinique de La Borde en France. Ayant beaucoup travaillé avec la pensée de la psychothérapie institutionnelle, il insistait pour dire qu’un « établissement est un organisme malade quil faut constamment soigner ».

Cela invite les soignants à toujours penser ce qui fait soin : l’hospitalité, la propreté, la beauté, la compétence, la capacité des équipes soignantes et dirigeantes à penser ce qu’elles font, la mise en œuvre de tout ce qui permet de rendre l’espace institutionnel accueillant, structuré, habité et vivant. Une ambiance apaisante et vivante favorise le soin plutôt qu’une ambiance de stress où tout le monde court. Le travail du psychologue travaillant sur le psychisme avec son patient doit être attentif à la dimension de l’environnement et de l’ambiance. A son niveau, il cherche à agir sur l’environnement pour favoriser des conditions qui permettent une ouverture, un contact avec ce qui est vivant chez le patient ou qui facilitent une mise en mouvement et une plasticité psychique. La maladie a tendance à bloquer, figer, isoler par repli sur soi, protection ou désespérance. La souffrance psychique étant en lien avec la souffrance physique, relationnelle ou spirituelle, en ce qui concerne la dimension spirituelle, le psychologue peut alors de sa place favoriser des conditions favorables ou suffisamment bonnes pour que quelque chose, comme une expérience spirituelle, puisse se produire. Son rôle n’est pas de la rechercher à tout prix pour la travailler car son écoute ne se situe pas à ce niveau comme je l’ai souligné précédemment, mais il n’a pas à entraver sa venue si elle doit se vivre et peut bien sûr travailler avec elle !

J’essaie alors de favoriser la présence de l’art dans le service et au sein de l’institution dans laquelle je travaille, vecteur pour dire ce qui ne peut pas se dire ou pour réveiller ce qui est insu de nous. Mais, je précise : pas uniquement l’art dans son versant art-thérapie. L’art-thérapie, si elle est pratiquée par des artistes et respectueuse, sans faire d’interprétation, est une voie possible de l’introduction de l’art dans une institution de soin mais ici aussi, pas la seule voie. Il y en a d’autres qu’il faut développer car on ne peut réduire l’art au thérapeutique ! Depuis que l’homme existe, il fait de l’art. L’art est lié à l’humain, à sa manière d’être vivant et non d’être malade. L’art est lié à l’humain et à la vie vivante. La vie est spirituelle. On ne peut réduire ce qui fait le vivant de nos vies à du thérapeutique. Il y a la tendance actuelle à dénaturer tout ce qui tisse nos vies de manière donnée, gratuite pour en faire du thérapeutique – payant – instillant l’idée insidieuse que vivre serait une grande maladie dont il faudrait guérir alors que la vie est originaire !

Quelle relation se tisse entre vous, psychologue et le patient autour de l'art ?

Pour vous répondre, peut-être dois-je d’abord vous dire quelques mots de ma relation à l’art. J’ai eu très tôt la chance d’être baignée dans une ambiance familiale ouverte à l’art et à la culture, mais mon rapport à ces derniers a été bouleversé depuis que je travaille dans un service de soins palliatifs. L’art est venu à moi plutôt que moi à lui : ce fut comme une question de survie et une nécessité de trouver un pôle pour guider mon écoute. Les théories, nécessaires, ne suffisaient plus. Il me fallait autre chose. Depuis, je ne lis plus les livres de la même façon, je ne vais plus à des expositions comme avant. Je cherche dans une œuvre une part de révélation, de vérité qui puisse me faire signe, me nourrir tandis que je ressens quelque chose en moi sans pourtant avoir la capacité de la mettre en forme ou en mots. Parfois l’art peut aussi me consoler. Parce qu’un espace en moi s’est ouvert différemment à la dimension de l’art, je pense que les patients parlent alors davantage de leur vie avec l’art. Etrangement, alors que nous n’avions pas parlé explicitement de l’art, certaines personnes reviennent me disant qu’elles se sont mises à peindre, à découvrir la joie de l’écriture ou celle d’écrire des poèmes. D’autres osent partager leur émoi à l’écoute d’un concert ou à la contemplation d’un tableau. Je crois que nos patients perçoivent inconsciemment ou corporellement nos ouvertures et nos fermetures.

Cela fait beaucoup réfléchir sur l’écoute. Ce sont toujours les limites de l’écoutant qui limitent le travail thérapeutique, la psychanalyse nous l’a appris depuis longtemps. On peut penser que si l’écoutant ne nourrit pas une intériorité suffisante dans un travail incessant, l’ouverture à l’art et l’ouverture à la spiritualité risquent de ne pas trouver où circuler entre écoutant et analysant. Je redoute alors ce que j’appelle les succédanés ou les « Canada Dry » de la spiritualité ou de l’art. Ils en ont l’apparence mais guère l’essence. On les utilise comme des outils de bien-être qui ne feraient pas de mal et nous donneraient bonne conscience. Au contraire, la fine pointe d’une écoute réside en la capacité à toujours ouvrir un espace en soi et non en une utilisation toujours exponentielle de kits, d’outils ou de grilles qui, appliqués sans être habités, ne sont que « ruine de l’âme ». C’est une des grandes source d’inquiétude qui m’habite : dans notre monde de course effrénée, d’organisation du travail de soin comptabilisé en terme d’actes ou de nombres de bras, on ne donne plus la possibilité pour les soignants de développer leur intériorité vivante qui a besoin de temps, de jachère et de rêverie. On peut craindre que malgré leur enthousiasme et compétence, les soignants, à cause d’une organisation du travail qui ne mesure que l’évaluable et le visible, ne puissent plus avoir les conditions nécessaires pour accueillir la dimension spirituelle et l’écoute des patients qu’ils soignent (cf. le documentaire Burning out*). Quand on a une liste de choses à faire qui ne cesse de s’allonger, comment peut-il encore y avoir de la place pour prendre en considération le psychisme ? Et on s’étonne des burn-out. Pourtant, un soin associé à une présence et à une attention, à savoir un soin habité, est constitutif de notre accès à notre humanisation qui se transmet de génération en génération.

*Film de Jérôme Lemaire, 2017.

Quelle est la portée de l'art dans la relation de soin ?

Je viens de l’évoquer précédemment, l’art dans la relation de soin peut être une aide et en particulier dans un travail en institution mais avec des garde-fous : l’art ne peut pas être réduit à du seul thérapeutique. Dans une institution qui fonctionne à peu près correctement, l’art permet de favoriser des rencontres entre personnes au-delà des fonctions, de décloisonner les services, de stimuler des collaborations entre l’intérieur de l’institution et l’extérieur, de favoriser l’ouverture d’une institution signe de vie. Surtout, son rôle essentiel est de nous rappeler que même s’il y a des soignants et des soignés, nous appartenons tous à la même communauté humaine et qu’un être humain soigne un autre être humain, que le soignant d’aujourd’hui sera peut-être le soigné de demain. Nous rappeler cette vérité est essentielle. Elle développe la solidarité.

Mais pour que l’art ait ce type de portée ouvrante, il faut que des conditions minimales institutionnelles, sociétales et politiques soient réunies pour qu’un soin soit bon, c’est à-dire habité psychiquement. Si ces conditions ne sont plus présentes, le psychisme des soignants se referme, se met en mode de survie pour se protéger et ne fait que le strict minimum : faire ce qu’on lui dit de faire, abandonnant la présence vivante, celle-ci ne pouvant pas être mesurée. Donc en apparence tout fonctionne mais cette activité vide, automatique et froide rappelle la catastrophe des soins prodigués dans certains orphelinats en Roumanie sous la dictature de Ceaușescu. Nous devrions tous comme citoyen, patient, soignant, dirigeant ou tout simplement parce que nous sommes humain, connaître et nous laisser inspirer par le documentaire Loczy, une maison pour grandir, film réalisé par Bernard Martino en 2009*, pour proposer des solutions viables. On découvre ainsi l’effet d’un type de soin habité avec des soignants qui donnent de l’attention malgré un contexte de crise et une pénurie de soignants. On peut arriver à prodiguer un soin suffisamment bon pour peu que l’on se laisse enseigner par les soignants sur le terrain et qu’on leur donne du temps pour penser leur travail. Prodiguer du soin ne se limite pas à faire des économies, des procédures et seulement faire ce qui est visible et mesurable sans prendre en considération la complexité d’un soin en intégrant le psychisme des soignants et des patients. Il me semble alors qu’introduire de l’art ou de la spiritualité dans une telle institution, sans s’attaquer aux sources de dysfonctionnement du système et sans dénoncer une conception amputée du soin, est une supercherie, c’est participer au déni et à une attitude de façade.

*Association Pikler Loczy, Paris. www.pikler.fr

Quel lien feriez-vous avec la spiritualité ?

Il est difficile de répondre avec ce que je viens de dire précédemment et qui n’est pas rose. On est loin d’une vision béate du rôle de l’art et de la spiritualité. J’ai parlé du soin car comme je le disais au début de notre entretien, je crois que la spiritualité est au cœur du soin. Dans les situations les plus terribles des camps par exemple, des rescapés ont témoigné du rôle essentiel de quelques gestes de soins. Il faut lire Charlotte Delbo où l’on voit une solidarité entre femmes liée au soin quand, dans la longue attente dans le froid de l’appel quotidien, les rangs se déplacent discrètement pour permettre que les femmes du premier rang puissent mettre à leur tour leurs mains sous les aisselles de celles qui sont devant elles pour se réchauffer.

Il me semble que l’art dans les soins peut révéler des parts de soi inconnues, consoler, ouvrir, nourrir de beauté, favoriser la gratitude mais aussi, on en parle plus rarement, l’art peut mettre mal à l’aise, introduisant une inquiétante étrangeté. Par exemple des tableaux du peintre Francis Bacon ou des pièces du compositeur Pierre Henry peuvent plonger certains dans un sentiment de malaise. L’art, par sa capacité à transformer le réel, et à nous confronter parfois à un inconfort, nous invite à découvrir ce que le poète anglais Keats appelle la capacité négative et peut-être à apprendre à la développer et à la vivre.

La capacité négative est « la qualité qui contribue à former un homme accompli lorsqu’il est capable d’être dans l’incertitude, les mystères, les doutes sans courir avec irritation après le fait et la raison ». L’art est certainement un espace transitionnel qui nous permet de développer la capacité négative qui me semble être aussi une qualité nécessaire dans la spiritualité. La spiritualité nous oblige à être confronté à des déserts, des doutes, des mystères, des incertitudes et beaucoup d’inconfort. Cette capacité négative, que nous apprend peut-être l’art à sa manière et la foi, à être dans un inconfort sans chercher à s’accrocher avec irritation au fait et à la raison, est aussi une qualité nécessaire à développer quand on est malade ou confronté à une situation qui nous échappe. Cette capacité à « être » malgré tout, à rester là, peut commencer à s’apprendre par l’art, la spiritualité, la relation et le soin. En tout cas, c’est une qualité vers laquelle tendre lorsque l’on est soignant. La capacité négative est une qualité qui m’apparaît être l’espérance qui s’ouvre dans notre monde irrité.

Tags

Aucun mot-clé.

Documents liés

Compte-rendu de colloque

Art et spiritualité (I)

Psychologue clinicienne aux Cliniques de l’Europe, Agnès Bressolette évoque les liens entre art et spiritualité. Sa pratique clinique en soins palliatifs l’amène à utiliser l’art, non pas comme un outil d’art-thérapie, mais comme un noyau esthétique, c’est-à-dire comme point de départ du récit du patient qu’elle questionne.

Agnès Bressolette est l’auteure de Nés vulnérables. Petites leçons de fin de vie (2013). Elle a été invitée de France Culture lors de la parution de son ouvrage, retrouvez l’enregistrement de cette entrevue ici.

En quoi l'art est-il un facteur privilégié pour expérimenter le spirituel ?

Il me semble que l’art peut être un facteur privilégié pour expérimenter le spirituel dans le sens où le spirituel touche à l’altérité ou pour le dire plus simplement à ce qui déplace, ouvre une brèche.

Comme le spirituel, l’art ouvre une brèche, déplace et on ne peut l’enfermer ou le mettre dans des cases. L’artiste Jean Dubuffet disait que l’art aime « l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle ».

Pour le philosophe Jacques Maritain, l’intuition créatrice dans l’art et la poésie a une origine en lien avec la transcendance. Il affirme que s’il y a au départ de l’œuvre artistique la part de l’artiste lui-même, son essence et son intelligence, il ajoute que « l’homme ne se connaît pas par son essence » et que si l’artiste « ne s’emplit pas de l’univers, il reste vide à lui-même. (…) Il ne peut s’exprimer dans une œuvre qu’à condition que les choses résonnent en lui ».

Si l’œuvre d’art fait résonner les choses qui résonnent en l’artiste, l’art est sûrement une voie privilégiée pour expérimenter le spirituel.

Néanmoins, la voie d’accès au spirituel ne se réduit pas à l’art.

La nature, certaines rencontres, une expérience marquante, des gestes du quotidien par exemple dans l’accueil, la cuisine, la prière et tant d’autres voies diverses sont aussi des chemins privilégiés. Le soin, en particulier, parce qu’il est profondément incarné et rejoint l’humain vulnérable, s’il se fait présence attentive et subtile, ouvre au spirituel. De nombreux témoignages de personnes en situation de détresse corporelle relatent combien un soin respectueux et habité, non fait à toute allure ou stressé, touche l’âme au plus profond de chaque être. Corps, psychisme et âme sont intrinsèquement liés. En allemand, langue de la naissance de la psychanalyse, cette pensée profonde et méthode d’écoute subtile et rigoureuse sur l’intrication entre corps et psychisme, sur la relation à soi, à l’autre et à l’environnement, die Seele se traduit par psychisme ou âme. Dans une rencontre thérapeutique peut se vivre une expérience spirituelle comme dans une rencontre d’humain à humain ou avec le non-humain.

Comment s'articule la notion de spiritualité dans votre pratique psychothérapeute à partir de l'art / ou vers l'art ?

Le fait même qu’il y ait rencontre entre deux êtres humains en quête de vérité comme dans le cadre d’un travail thérapeutique fait que du spirituel est possiblement à l’œuvre. La manière d’écouter analytiquement une personne se fait en l’incitant à associer à partir de tout matériel qui lui vient à l’esprit : cela peut être à partir de sensations dans son corps, d’émotions, d’images, de rêves, de mots. Des associations à partir d’une musique, d’un film, d’un tableau, d’une danse ou tout ce qui relève de l’art entrent bien évidemment dans le travail thérapeutique. Dans mon écoute, je ne vais pas directement utiliser l’art comme le fait un art-thérapeute mais si la personne me parle d’une sculpture comme de la Piéta de Michel Ange par exemple, je l’invite à ce qu’elle m’en dise plus. J’essaie d’entendre dans le récit qu’elle fait ce qui, dans l’œuvre d’art, la touche particulièrement et pourquoi ou à quoi elle associe cet élément.

J’ai participé avec plusieurs collègues analystes à un séminaire où nous regardions tous ensemble un film pour ensuite échanger sur ce qui nous avait touchés, pas de manière intellectuelle. Il était toujours étonnant pour moi de constater qu’à partir d’un même matériel artistique – le film – chaque personne avait été touchée très différemment. L’œuvre d’art vient résonner dans des espaces de réception qui nous surprennent. Ces espaces de réception permettent l’accueil de l’extériorité grâce à une plasticité psychique qui transforme et enrichit l’identité de chacun. A ce titre, elle peut élargir le Soi et peut toucher une dimension spirituelle. Mais l’œuvre d’art peut aussi révéler des nœuds de traumas spécifiques et les faire émerger à la conscience : elle concerne plutôt une dimension psychique. Ainsi, le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron témoigne « comment Hitchcook l’a guéri ». De ma place de psychologue-psychanalyste, je mets au travail l’effet éventuel de l’œuvre d’art sur le psychisme, sur ces nœuds mais aussi sur ce qui élargit l’espace intérieur. L’effet bouleversant qu’une œuvre peut avoir sur soi en éveillant ou en réveillant ce que l’on n’imaginait pas avant de la rencontrer est à ce titre spirituel : l’œuvre d’art déroute et révèle une part étrange ou nouvelle de soi.

Comment décririez-vous l'expérience spirituelle avec l'art-thérapie ?

N’étant pas artiste, je n’anime pas d’atelier d’art-thérapie et ne peux donc pas vous répondre directement. En revanche, comme psychologue, je favorise dans mon lieu de travail institutionnel, à savoir un hôpital, une action sur l’environnement. Le travail du psychologue dans une thérapie consiste à accompagner une personne d’un point de vue psychique, en prenant en considération son corps, ses émotions, sa réalité, son histoire. Il s’agit de situer la personne dans les relations qu’elle établit avec elle-même, les autres et ce qui l’entoure : son environnement. Ce dernier est important à prendre en considération. Il est essentiel dans le cadre du soin en institution d’être attentif à l’effet que l’environnement a sur le psychisme en travaillant sur l’ambiance, l’accueil, les « entours » comme le rappelait Jean Oury, psychiatre et psychanalyste, fondateur de la clinique de La Borde en France. Ayant beaucoup travaillé avec la pensée de la psychothérapie institutionnelle, il insistait pour dire qu’un « établissement est un organisme malade quil faut constamment soigner ».

Cela invite les soignants à toujours penser ce qui fait soin : l’hospitalité, la propreté, la beauté, la compétence, la capacité des équipes soignantes et dirigeantes à penser ce qu’elles font, la mise en œuvre de tout ce qui permet de rendre l’espace institutionnel accueillant, structuré, habité et vivant. Une ambiance apaisante et vivante favorise le soin plutôt qu’une ambiance de stress où tout le monde court. Le travail du psychologue travaillant sur le psychisme avec son patient doit être attentif à la dimension de l’environnement et de l’ambiance. A son niveau, il cherche à agir sur l’environnement pour favoriser des conditions qui permettent une ouverture, un contact avec ce qui est vivant chez le patient ou qui facilitent une mise en mouvement et une plasticité psychique. La maladie a tendance à bloquer, figer, isoler par repli sur soi, protection ou désespérance. La souffrance psychique étant en lien avec la souffrance physique, relationnelle ou spirituelle, en ce qui concerne la dimension spirituelle, le psychologue peut alors de sa place favoriser des conditions favorables ou suffisamment bonnes pour que quelque chose, comme une expérience spirituelle, puisse se produire. Son rôle n’est pas de la rechercher à tout prix pour la travailler car son écoute ne se situe pas à ce niveau comme je l’ai souligné précédemment, mais il n’a pas à entraver sa venue si elle doit se vivre et peut bien sûr travailler avec elle !

J’essaie alors de favoriser la présence de l’art dans le service et au sein de l’institution dans laquelle je travaille, vecteur pour dire ce qui ne peut pas se dire ou pour réveiller ce qui est insu de nous. Mais, je précise : pas uniquement l’art dans son versant art-thérapie. L’art-thérapie, si elle est pratiquée par des artistes et respectueuse, sans faire d’interprétation, est une voie possible de l’introduction de l’art dans une institution de soin mais ici aussi, pas la seule voie. Il y en a d’autres qu’il faut développer car on ne peut réduire l’art au thérapeutique ! Depuis que l’homme existe, il fait de l’art. L’art est lié à l’humain, à sa manière d’être vivant et non d’être malade. L’art est lié à l’humain et à la vie vivante. La vie est spirituelle. On ne peut réduire ce qui fait le vivant de nos vies à du thérapeutique. Il y a la tendance actuelle à dénaturer tout ce qui tisse nos vies de manière donnée, gratuite pour en faire du thérapeutique – payant – instillant l’idée insidieuse que vivre serait une grande maladie dont il faudrait guérir alors que la vie est originaire !

Quelle relation se tisse entre vous, psychologue et le patient autour de l'art ?

Pour vous répondre, peut-être dois-je d’abord vous dire quelques mots de ma relation à l’art. J’ai eu très tôt la chance d’être baignée dans une ambiance familiale ouverte à l’art et à la culture, mais mon rapport à ces derniers a été bouleversé depuis que je travaille dans un service de soins palliatifs. L’art est venu à moi plutôt que moi à lui : ce fut comme une question de survie et une nécessité de trouver un pôle pour guider mon écoute. Les théories, nécessaires, ne suffisaient plus. Il me fallait autre chose. Depuis, je ne lis plus les livres de la même façon, je ne vais plus à des expositions comme avant. Je cherche dans une œuvre une part de révélation, de vérité qui puisse me faire signe, me nourrir tandis que je ressens quelque chose en moi sans pourtant avoir la capacité de la mettre en forme ou en mots. Parfois l’art peut aussi me consoler. Parce qu’un espace en moi s’est ouvert différemment à la dimension de l’art, je pense que les patients parlent alors davantage de leur vie avec l’art. Etrangement, alors que nous n’avions pas parlé explicitement de l’art, certaines personnes reviennent me disant qu’elles se sont mises à peindre, à découvrir la joie de l’écriture ou celle d’écrire des poèmes. D’autres osent partager leur émoi à l’écoute d’un concert ou à la contemplation d’un tableau. Je crois que nos patients perçoivent inconsciemment ou corporellement nos ouvertures et nos fermetures.

Cela fait beaucoup réfléchir sur l’écoute. Ce sont toujours les limites de l’écoutant qui limitent le travail thérapeutique, la psychanalyse nous l’a appris depuis longtemps. On peut penser que si l’écoutant ne nourrit pas une intériorité suffisante dans un travail incessant, l’ouverture à l’art et l’ouverture à la spiritualité risquent de ne pas trouver où circuler entre écoutant et analysant. Je redoute alors ce que j’appelle les succédanés ou les « Canada Dry » de la spiritualité ou de l’art. Ils en ont l’apparence mais guère l’essence. On les utilise comme des outils de bien-être qui ne feraient pas de mal et nous donneraient bonne conscience. Au contraire, la fine pointe d’une écoute réside en la capacité à toujours ouvrir un espace en soi et non en une utilisation toujours exponentielle de kits, d’outils ou de grilles qui, appliqués sans être habités, ne sont que « ruine de l’âme ». C’est une des grandes source d’inquiétude qui m’habite : dans notre monde de course effrénée, d’organisation du travail de soin comptabilisé en terme d’actes ou de nombres de bras, on ne donne plus la possibilité pour les soignants de développer leur intériorité vivante qui a besoin de temps, de jachère et de rêverie. On peut craindre que malgré leur enthousiasme et compétence, les soignants, à cause d’une organisation du travail qui ne mesure que l’évaluable et le visible, ne puissent plus avoir les conditions nécessaires pour accueillir la dimension spirituelle et l’écoute des patients qu’ils soignent (cf. le documentaire Burning out*). Quand on a une liste de choses à faire qui ne cesse de s’allonger, comment peut-il encore y avoir de la place pour prendre en considération le psychisme ? Et on s’étonne des burn-out. Pourtant, un soin associé à une présence et à une attention, à savoir un soin habité, est constitutif de notre accès à notre humanisation qui se transmet de génération en génération.

*Film de Jérôme Lemaire, 2017.

Quelle est la portée de l'art dans la relation de soin ?

Je viens de l’évoquer précédemment, l’art dans la relation de soin peut être une aide et en particulier dans un travail en institution mais avec des garde-fous : l’art ne peut pas être réduit à du seul thérapeutique. Dans une institution qui fonctionne à peu près correctement, l’art permet de favoriser des rencontres entre personnes au-delà des fonctions, de décloisonner les services, de stimuler des collaborations entre l’intérieur de l’institution et l’extérieur, de favoriser l’ouverture d’une institution signe de vie. Surtout, son rôle essentiel est de nous rappeler que même s’il y a des soignants et des soignés, nous appartenons tous à la même communauté humaine et qu’un être humain soigne un autre être humain, que le soignant d’aujourd’hui sera peut-être le soigné de demain. Nous rappeler cette vérité est essentielle. Elle développe la solidarité.

Mais pour que l’art ait ce type de portée ouvrante, il faut que des conditions minimales institutionnelles, sociétales et politiques soient réunies pour qu’un soin soit bon, c’est à-dire habité psychiquement. Si ces conditions ne sont plus présentes, le psychisme des soignants se referme, se met en mode de survie pour se protéger et ne fait que le strict minimum : faire ce qu’on lui dit de faire, abandonnant la présence vivante, celle-ci ne pouvant pas être mesurée. Donc en apparence tout fonctionne mais cette activité vide, automatique et froide rappelle la catastrophe des soins prodigués dans certains orphelinats en Roumanie sous la dictature de Ceaușescu. Nous devrions tous comme citoyen, patient, soignant, dirigeant ou tout simplement parce que nous sommes humain, connaître et nous laisser inspirer par le documentaire Loczy, une maison pour grandir, film réalisé par Bernard Martino en 2009*, pour proposer des solutions viables. On découvre ainsi l’effet d’un type de soin habité avec des soignants qui donnent de l’attention malgré un contexte de crise et une pénurie de soignants. On peut arriver à prodiguer un soin suffisamment bon pour peu que l’on se laisse enseigner par les soignants sur le terrain et qu’on leur donne du temps pour penser leur travail. Prodiguer du soin ne se limite pas à faire des économies, des procédures et seulement faire ce qui est visible et mesurable sans prendre en considération la complexité d’un soin en intégrant le psychisme des soignants et des patients. Il me semble alors qu’introduire de l’art ou de la spiritualité dans une telle institution, sans s’attaquer aux sources de dysfonctionnement du système et sans dénoncer une conception amputée du soin, est une supercherie, c’est participer au déni et à une attitude de façade.

*Association Pikler Loczy, Paris. www.pikler.fr

Quel lien feriez-vous avec la spiritualité ?

Il est difficile de répondre avec ce que je viens de dire précédemment et qui n’est pas rose. On est loin d’une vision béate du rôle de l’art et de la spiritualité. J’ai parlé du soin car comme je le disais au début de notre entretien, je crois que la spiritualité est au cœur du soin. Dans les situations les plus terribles des camps par exemple, des rescapés ont témoigné du rôle essentiel de quelques gestes de soins. Il faut lire Charlotte Delbo où l’on voit une solidarité entre femmes liée au soin quand, dans la longue attente dans le froid de l’appel quotidien, les rangs se déplacent discrètement pour permettre que les femmes du premier rang puissent mettre à leur tour leurs mains sous les aisselles de celles qui sont devant elles pour se réchauffer.

Il me semble que l’art dans les soins peut révéler des parts de soi inconnues, consoler, ouvrir, nourrir de beauté, favoriser la gratitude mais aussi, on en parle plus rarement, l’art peut mettre mal à l’aise, introduisant une inquiétante étrangeté. Par exemple des tableaux du peintre Francis Bacon ou des pièces du compositeur Pierre Henry peuvent plonger certains dans un sentiment de malaise. L’art, par sa capacité à transformer le réel, et à nous confronter parfois à un inconfort, nous invite à découvrir ce que le poète anglais Keats appelle la capacité négative et peut-être à apprendre à la développer et à la vivre.

La capacité négative est « la qualité qui contribue à former un homme accompli lorsqu’il est capable d’être dans l’incertitude, les mystères, les doutes sans courir avec irritation après le fait et la raison ». L’art est certainement un espace transitionnel qui nous permet de développer la capacité négative qui me semble être aussi une qualité nécessaire dans la spiritualité. La spiritualité nous oblige à être confronté à des déserts, des doutes, des mystères, des incertitudes et beaucoup d’inconfort. Cette capacité négative, que nous apprend peut-être l’art à sa manière et la foi, à être dans un inconfort sans chercher à s’accrocher avec irritation au fait et à la raison, est aussi une qualité nécessaire à développer quand on est malade ou confronté à une situation qui nous échappe. Cette capacité à « être » malgré tout, à rester là, peut commencer à s’apprendre par l’art, la spiritualité, la relation et le soin. En tout cas, c’est une qualité vers laquelle tendre lorsque l’on est soignant. La capacité négative est une qualité qui m’apparaît être l’espérance qui s’ouvre dans notre monde irrité.

Tags

Aucun mot-clé.

Documents liés

Art et spiritualité (I)

Psychologue clinicienne aux Cliniques de l’Europe, Agnès Bressolette évoque les liens entre art et spiritualité. Sa pratique clinique en soins palliatifs l’amène à utiliser l’art, non pas comme un outil d’art-thérapie, mais comme un noyau esthétique, c’est-à-dire comme point de départ du récit du patient qu’elle questionne.

Agnès Bressolette est l’auteure de Nés vulnérables. Petites leçons de fin de vie (2013). Elle a été invitée de France Culture lors de la parution de son ouvrage, retrouvez l’enregistrement de cette entrevue ici.

En quoi l'art est-il un facteur privilégié pour expérimenter le spirituel ?

Il me semble que l’art peut être un facteur privilégié pour expérimenter le spirituel dans le sens où le spirituel touche à l’altérité ou pour le dire plus simplement à ce qui déplace, ouvre une brèche.

Comme le spirituel, l’art ouvre une brèche, déplace et on ne peut l’enfermer ou le mettre dans des cases. L’artiste Jean Dubuffet disait que l’art aime « l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle ».

Pour le philosophe Jacques Maritain, l’intuition créatrice dans l’art et la poésie a une origine en lien avec la transcendance. Il affirme que s’il y a au départ de l’œuvre artistique la part de l’artiste lui-même, son essence et son intelligence, il ajoute que « l’homme ne se connaît pas par son essence » et que si l’artiste « ne s’emplit pas de l’univers, il reste vide à lui-même. (…) Il ne peut s’exprimer dans une œuvre qu’à condition que les choses résonnent en lui ».

Si l’œuvre d’art fait résonner les choses qui résonnent en l’artiste, l’art est sûrement une voie privilégiée pour expérimenter le spirituel.

Néanmoins, la voie d’accès au spirituel ne se réduit pas à l’art.

La nature, certaines rencontres, une expérience marquante, des gestes du quotidien par exemple dans l’accueil, la cuisine, la prière et tant d’autres voies diverses sont aussi des chemins privilégiés. Le soin, en particulier, parce qu’il est profondément incarné et rejoint l’humain vulnérable, s’il se fait présence attentive et subtile, ouvre au spirituel. De nombreux témoignages de personnes en situation de détresse corporelle relatent combien un soin respectueux et habité, non fait à toute allure ou stressé, touche l’âme au plus profond de chaque être. Corps, psychisme et âme sont intrinsèquement liés. En allemand, langue de la naissance de la psychanalyse, cette pensée profonde et méthode d’écoute subtile et rigoureuse sur l’intrication entre corps et psychisme, sur la relation à soi, à l’autre et à l’environnement, die Seele se traduit par psychisme ou âme. Dans une rencontre thérapeutique peut se vivre une expérience spirituelle comme dans une rencontre d’humain à humain ou avec le non-humain.

Comment s'articule la notion de spiritualité dans votre pratique psychothérapeute à partir de l'art / ou vers l'art ?

Le fait même qu’il y ait rencontre entre deux êtres humains en quête de vérité comme dans le cadre d’un travail thérapeutique fait que du spirituel est possiblement à l’œuvre. La manière d’écouter analytiquement une personne se fait en l’incitant à associer à partir de tout matériel qui lui vient à l’esprit : cela peut être à partir de sensations dans son corps, d’émotions, d’images, de rêves, de mots. Des associations à partir d’une musique, d’un film, d’un tableau, d’une danse ou tout ce qui relève de l’art entrent bien évidemment dans le travail thérapeutique. Dans mon écoute, je ne vais pas directement utiliser l’art comme le fait un art-thérapeute mais si la personne me parle d’une sculpture comme de la Piéta de Michel Ange par exemple, je l’invite à ce qu’elle m’en dise plus. J’essaie d’entendre dans le récit qu’elle fait ce qui, dans l’œuvre d’art, la touche particulièrement et pourquoi ou à quoi elle associe cet élément.

J’ai participé avec plusieurs collègues analystes à un séminaire où nous regardions tous ensemble un film pour ensuite échanger sur ce qui nous avait touchés, pas de manière intellectuelle. Il était toujours étonnant pour moi de constater qu’à partir d’un même matériel artistique – le film – chaque personne avait été touchée très différemment. L’œuvre d’art vient résonner dans des espaces de réception qui nous surprennent. Ces espaces de réception permettent l’accueil de l’extériorité grâce à une plasticité psychique qui transforme et enrichit l’identité de chacun. A ce titre, elle peut élargir le Soi et peut toucher une dimension spirituelle. Mais l’œuvre d’art peut aussi révéler des nœuds de traumas spécifiques et les faire émerger à la conscience : elle concerne plutôt une dimension psychique. Ainsi, le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron témoigne « comment Hitchcook l’a guéri ». De ma place de psychologue-psychanalyste, je mets au travail l’effet éventuel de l’œuvre d’art sur le psychisme, sur ces nœuds mais aussi sur ce qui élargit l’espace intérieur. L’effet bouleversant qu’une œuvre peut avoir sur soi en éveillant ou en réveillant ce que l’on n’imaginait pas avant de la rencontrer est à ce titre spirituel : l’œuvre d’art déroute et révèle une part étrange ou nouvelle de soi.

Comment décririez-vous l'expérience spirituelle avec l'art-thérapie ?

N’étant pas artiste, je n’anime pas d’atelier d’art-thérapie et ne peux donc pas vous répondre directement. En revanche, comme psychologue, je favorise dans mon lieu de travail institutionnel, à savoir un hôpital, une action sur l’environnement. Le travail du psychologue dans une thérapie consiste à accompagner une personne d’un point de vue psychique, en prenant en considération son corps, ses émotions, sa réalité, son histoire. Il s’agit de situer la personne dans les relations qu’elle établit avec elle-même, les autres et ce qui l’entoure : son environnement. Ce dernier est important à prendre en considération. Il est essentiel dans le cadre du soin en institution d’être attentif à l’effet que l’environnement a sur le psychisme en travaillant sur l’ambiance, l’accueil, les « entours » comme le rappelait Jean Oury, psychiatre et psychanalyste, fondateur de la clinique de La Borde en France. Ayant beaucoup travaillé avec la pensée de la psychothérapie institutionnelle, il insistait pour dire qu’un « établissement est un organisme malade quil faut constamment soigner ».

Cela invite les soignants à toujours penser ce qui fait soin : l’hospitalité, la propreté, la beauté, la compétence, la capacité des équipes soignantes et dirigeantes à penser ce qu’elles font, la mise en œuvre de tout ce qui permet de rendre l’espace institutionnel accueillant, structuré, habité et vivant. Une ambiance apaisante et vivante favorise le soin plutôt qu’une ambiance de stress où tout le monde court. Le travail du psychologue travaillant sur le psychisme avec son patient doit être attentif à la dimension de l’environnement et de l’ambiance. A son niveau, il cherche à agir sur l’environnement pour favoriser des conditions qui permettent une ouverture, un contact avec ce qui est vivant chez le patient ou qui facilitent une mise en mouvement et une plasticité psychique. La maladie a tendance à bloquer, figer, isoler par repli sur soi, protection ou désespérance. La souffrance psychique étant en lien avec la souffrance physique, relationnelle ou spirituelle, en ce qui concerne la dimension spirituelle, le psychologue peut alors de sa place favoriser des conditions favorables ou suffisamment bonnes pour que quelque chose, comme une expérience spirituelle, puisse se produire. Son rôle n’est pas de la rechercher à tout prix pour la travailler car son écoute ne se situe pas à ce niveau comme je l’ai souligné précédemment, mais il n’a pas à entraver sa venue si elle doit se vivre et peut bien sûr travailler avec elle !

J’essaie alors de favoriser la présence de l’art dans le service et au sein de l’institution dans laquelle je travaille, vecteur pour dire ce qui ne peut pas se dire ou pour réveiller ce qui est insu de nous. Mais, je précise : pas uniquement l’art dans son versant art-thérapie. L’art-thérapie, si elle est pratiquée par des artistes et respectueuse, sans faire d’interprétation, est une voie possible de l’introduction de l’art dans une institution de soin mais ici aussi, pas la seule voie. Il y en a d’autres qu’il faut développer car on ne peut réduire l’art au thérapeutique ! Depuis que l’homme existe, il fait de l’art. L’art est lié à l’humain, à sa manière d’être vivant et non d’être malade. L’art est lié à l’humain et à la vie vivante. La vie est spirituelle. On ne peut réduire ce qui fait le vivant de nos vies à du thérapeutique. Il y a la tendance actuelle à dénaturer tout ce qui tisse nos vies de manière donnée, gratuite pour en faire du thérapeutique – payant – instillant l’idée insidieuse que vivre serait une grande maladie dont il faudrait guérir alors que la vie est originaire !

Quelle relation se tisse entre vous, psychologue et le patient autour de l'art ?

Pour vous répondre, peut-être dois-je d’abord vous dire quelques mots de ma relation à l’art. J’ai eu très tôt la chance d’être baignée dans une ambiance familiale ouverte à l’art et à la culture, mais mon rapport à ces derniers a été bouleversé depuis que je travaille dans un service de soins palliatifs. L’art est venu à moi plutôt que moi à lui : ce fut comme une question de survie et une nécessité de trouver un pôle pour guider mon écoute. Les théories, nécessaires, ne suffisaient plus. Il me fallait autre chose. Depuis, je ne lis plus les livres de la même façon, je ne vais plus à des expositions comme avant. Je cherche dans une œuvre une part de révélation, de vérité qui puisse me faire signe, me nourrir tandis que je ressens quelque chose en moi sans pourtant avoir la capacité de la mettre en forme ou en mots. Parfois l’art peut aussi me consoler. Parce qu’un espace en moi s’est ouvert différemment à la dimension de l’art, je pense que les patients parlent alors davantage de leur vie avec l’art. Etrangement, alors que nous n’avions pas parlé explicitement de l’art, certaines personnes reviennent me disant qu’elles se sont mises à peindre, à découvrir la joie de l’écriture ou celle d’écrire des poèmes. D’autres osent partager leur émoi à l’écoute d’un concert ou à la contemplation d’un tableau. Je crois que nos patients perçoivent inconsciemment ou corporellement nos ouvertures et nos fermetures.

Cela fait beaucoup réfléchir sur l’écoute. Ce sont toujours les limites de l’écoutant qui limitent le travail thérapeutique, la psychanalyse nous l’a appris depuis longtemps. On peut penser que si l’écoutant ne nourrit pas une intériorité suffisante dans un travail incessant, l’ouverture à l’art et l’ouverture à la spiritualité risquent de ne pas trouver où circuler entre écoutant et analysant. Je redoute alors ce que j’appelle les succédanés ou les « Canada Dry » de la spiritualité ou de l’art. Ils en ont l’apparence mais guère l’essence. On les utilise comme des outils de bien-être qui ne feraient pas de mal et nous donneraient bonne conscience. Au contraire, la fine pointe d’une écoute réside en la capacité à toujours ouvrir un espace en soi et non en une utilisation toujours exponentielle de kits, d’outils ou de grilles qui, appliqués sans être habités, ne sont que « ruine de l’âme ». C’est une des grandes source d’inquiétude qui m’habite : dans notre monde de course effrénée, d’organisation du travail de soin comptabilisé en terme d’actes ou de nombres de bras, on ne donne plus la possibilité pour les soignants de développer leur intériorité vivante qui a besoin de temps, de jachère et de rêverie. On peut craindre que malgré leur enthousiasme et compétence, les soignants, à cause d’une organisation du travail qui ne mesure que l’évaluable et le visible, ne puissent plus avoir les conditions nécessaires pour accueillir la dimension spirituelle et l’écoute des patients qu’ils soignent (cf. le documentaire Burning out*). Quand on a une liste de choses à faire qui ne cesse de s’allonger, comment peut-il encore y avoir de la place pour prendre en considération le psychisme ? Et on s’étonne des burn-out. Pourtant, un soin associé à une présence et à une attention, à savoir un soin habité, est constitutif de notre accès à notre humanisation qui se transmet de génération en génération.

*Film de Jérôme Lemaire, 2017.

Quelle est la portée de l'art dans la relation de soin ?

Je viens de l’évoquer précédemment, l’art dans la relation de soin peut être une aide et en particulier dans un travail en institution mais avec des garde-fous : l’art ne peut pas être réduit à du seul thérapeutique. Dans une institution qui fonctionne à peu près correctement, l’art permet de favoriser des rencontres entre personnes au-delà des fonctions, de décloisonner les services, de stimuler des collaborations entre l’intérieur de l’institution et l’extérieur, de favoriser l’ouverture d’une institution signe de vie. Surtout, son rôle essentiel est de nous rappeler que même s’il y a des soignants et des soignés, nous appartenons tous à la même communauté humaine et qu’un être humain soigne un autre être humain, que le soignant d’aujourd’hui sera peut-être le soigné de demain. Nous rappeler cette vérité est essentielle. Elle développe la solidarité.

Mais pour que l’art ait ce type de portée ouvrante, il faut que des conditions minimales institutionnelles, sociétales et politiques soient réunies pour qu’un soin soit bon, c’est à-dire habité psychiquement. Si ces conditions ne sont plus présentes, le psychisme des soignants se referme, se met en mode de survie pour se protéger et ne fait que le strict minimum : faire ce qu’on lui dit de faire, abandonnant la présence vivante, celle-ci ne pouvant pas être mesurée. Donc en apparence tout fonctionne mais cette activité vide, automatique et froide rappelle la catastrophe des soins prodigués dans certains orphelinats en Roumanie sous la dictature de Ceaușescu. Nous devrions tous comme citoyen, patient, soignant, dirigeant ou tout simplement parce que nous sommes humain, connaître et nous laisser inspirer par le documentaire Loczy, une maison pour grandir, film réalisé par Bernard Martino en 2009*, pour proposer des solutions viables. On découvre ainsi l’effet d’un type de soin habité avec des soignants qui donnent de l’attention malgré un contexte de crise et une pénurie de soignants. On peut arriver à prodiguer un soin suffisamment bon pour peu que l’on se laisse enseigner par les soignants sur le terrain et qu’on leur donne du temps pour penser leur travail. Prodiguer du soin ne se limite pas à faire des économies, des procédures et seulement faire ce qui est visible et mesurable sans prendre en considération la complexité d’un soin en intégrant le psychisme des soignants et des patients. Il me semble alors qu’introduire de l’art ou de la spiritualité dans une telle institution, sans s’attaquer aux sources de dysfonctionnement du système et sans dénoncer une conception amputée du soin, est une supercherie, c’est participer au déni et à une attitude de façade.

*Association Pikler Loczy, Paris. www.pikler.fr

Quel lien feriez-vous avec la spiritualité ?

Il est difficile de répondre avec ce que je viens de dire précédemment et qui n’est pas rose. On est loin d’une vision béate du rôle de l’art et de la spiritualité. J’ai parlé du soin car comme je le disais au début de notre entretien, je crois que la spiritualité est au cœur du soin. Dans les situations les plus terribles des camps par exemple, des rescapés ont témoigné du rôle essentiel de quelques gestes de soins. Il faut lire Charlotte Delbo où l’on voit une solidarité entre femmes liée au soin quand, dans la longue attente dans le froid de l’appel quotidien, les rangs se déplacent discrètement pour permettre que les femmes du premier rang puissent mettre à leur tour leurs mains sous les aisselles de celles qui sont devant elles pour se réchauffer.

Il me semble que l’art dans les soins peut révéler des parts de soi inconnues, consoler, ouvrir, nourrir de beauté, favoriser la gratitude mais aussi, on en parle plus rarement, l’art peut mettre mal à l’aise, introduisant une inquiétante étrangeté. Par exemple des tableaux du peintre Francis Bacon ou des pièces du compositeur Pierre Henry peuvent plonger certains dans un sentiment de malaise. L’art, par sa capacité à transformer le réel, et à nous confronter parfois à un inconfort, nous invite à découvrir ce que le poète anglais Keats appelle la capacité négative et peut-être à apprendre à la développer et à la vivre.

La capacité négative est « la qualité qui contribue à former un homme accompli lorsqu’il est capable d’être dans l’incertitude, les mystères, les doutes sans courir avec irritation après le fait et la raison ». L’art est certainement un espace transitionnel qui nous permet de développer la capacité négative qui me semble être aussi une qualité nécessaire dans la spiritualité. La spiritualité nous oblige à être confronté à des déserts, des doutes, des mystères, des incertitudes et beaucoup d’inconfort. Cette capacité négative, que nous apprend peut-être l’art à sa manière et la foi, à être dans un inconfort sans chercher à s’accrocher avec irritation au fait et à la raison, est aussi une qualité nécessaire à développer quand on est malade ou confronté à une situation qui nous échappe. Cette capacité à « être » malgré tout, à rester là, peut commencer à s’apprendre par l’art, la spiritualité, la relation et le soin. En tout cas, c’est une qualité vers laquelle tendre lorsque l’on est soignant. La capacité négative est une qualité qui m’apparaît être l’espérance qui s’ouvre dans notre monde irrité.

Tags

Aucun mot-clé.

Documents liés

Vidéo

Art et spiritualité (I)

Psychologue clinicienne aux Cliniques de l’Europe, Agnès Bressolette évoque les liens entre art et spiritualité. Sa pratique clinique en soins palliatifs l’amène à utiliser l’art, non pas comme un outil d’art-thérapie, mais comme un noyau esthétique, c’est-à-dire comme point de départ du récit du patient qu’elle questionne.

Agnès Bressolette est l’auteure de Nés vulnérables. Petites leçons de fin de vie (2013). Elle a été invitée de France Culture lors de la parution de son ouvrage, retrouvez l’enregistrement de cette entrevue ici.

En quoi l'art est-il un facteur privilégié pour expérimenter le spirituel ?

Il me semble que l’art peut être un facteur privilégié pour expérimenter le spirituel dans le sens où le spirituel touche à l’altérité ou pour le dire plus simplement à ce qui déplace, ouvre une brèche.

Comme le spirituel, l’art ouvre une brèche, déplace et on ne peut l’enfermer ou le mettre dans des cases. L’artiste Jean Dubuffet disait que l’art aime « l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle ».

Pour le philosophe Jacques Maritain, l’intuition créatrice dans l’art et la poésie a une origine en lien avec la transcendance. Il affirme que s’il y a au départ de l’œuvre artistique la part de l’artiste lui-même, son essence et son intelligence, il ajoute que « l’homme ne se connaît pas par son essence » et que si l’artiste « ne s’emplit pas de l’univers, il reste vide à lui-même. (…) Il ne peut s’exprimer dans une œuvre qu’à condition que les choses résonnent en lui ».

Si l’œuvre d’art fait résonner les choses qui résonnent en l’artiste, l’art est sûrement une voie privilégiée pour expérimenter le spirituel.

Néanmoins, la voie d’accès au spirituel ne se réduit pas à l’art.

La nature, certaines rencontres, une expérience marquante, des gestes du quotidien par exemple dans l’accueil, la cuisine, la prière et tant d’autres voies diverses sont aussi des chemins privilégiés. Le soin, en particulier, parce qu’il est profondément incarné et rejoint l’humain vulnérable, s’il se fait présence attentive et subtile, ouvre au spirituel. De nombreux témoignages de personnes en situation de détresse corporelle relatent combien un soin respectueux et habité, non fait à toute allure ou stressé, touche l’âme au plus profond de chaque être. Corps, psychisme et âme sont intrinsèquement liés. En allemand, langue de la naissance de la psychanalyse, cette pensée profonde et méthode d’écoute subtile et rigoureuse sur l’intrication entre corps et psychisme, sur la relation à soi, à l’autre et à l’environnement, die Seele se traduit par psychisme ou âme. Dans une rencontre thérapeutique peut se vivre une expérience spirituelle comme dans une rencontre d’humain à humain ou avec le non-humain.

Comment s'articule la notion de spiritualité dans votre pratique psychothérapeute à partir de l'art / ou vers l'art ?

Le fait même qu’il y ait rencontre entre deux êtres humains en quête de vérité comme dans le cadre d’un travail thérapeutique fait que du spirituel est possiblement à l’œuvre. La manière d’écouter analytiquement une personne se fait en l’incitant à associer à partir de tout matériel qui lui vient à l’esprit : cela peut être à partir de sensations dans son corps, d’émotions, d’images, de rêves, de mots. Des associations à partir d’une musique, d’un film, d’un tableau, d’une danse ou tout ce qui relève de l’art entrent bien évidemment dans le travail thérapeutique. Dans mon écoute, je ne vais pas directement utiliser l’art comme le fait un art-thérapeute mais si la personne me parle d’une sculpture comme de la Piéta de Michel Ange par exemple, je l’invite à ce qu’elle m’en dise plus. J’essaie d’entendre dans le récit qu’elle fait ce qui, dans l’œuvre d’art, la touche particulièrement et pourquoi ou à quoi elle associe cet élément.

J’ai participé avec plusieurs collègues analystes à un séminaire où nous regardions tous ensemble un film pour ensuite échanger sur ce qui nous avait touchés, pas de manière intellectuelle. Il était toujours étonnant pour moi de constater qu’à partir d’un même matériel artistique – le film – chaque personne avait été touchée très différemment. L’œuvre d’art vient résonner dans des espaces de réception qui nous surprennent. Ces espaces de réception permettent l’accueil de l’extériorité grâce à une plasticité psychique qui transforme et enrichit l’identité de chacun. A ce titre, elle peut élargir le Soi et peut toucher une dimension spirituelle. Mais l’œuvre d’art peut aussi révéler des nœuds de traumas spécifiques et les faire émerger à la conscience : elle concerne plutôt une dimension psychique. Ainsi, le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron témoigne « comment Hitchcook l’a guéri ». De ma place de psychologue-psychanalyste, je mets au travail l’effet éventuel de l’œuvre d’art sur le psychisme, sur ces nœuds mais aussi sur ce qui élargit l’espace intérieur. L’effet bouleversant qu’une œuvre peut avoir sur soi en éveillant ou en réveillant ce que l’on n’imaginait pas avant de la rencontrer est à ce titre spirituel : l’œuvre d’art déroute et révèle une part étrange ou nouvelle de soi.

Comment décririez-vous l'expérience spirituelle avec l'art-thérapie ?

N’étant pas artiste, je n’anime pas d’atelier d’art-thérapie et ne peux donc pas vous répondre directement. En revanche, comme psychologue, je favorise dans mon lieu de travail institutionnel, à savoir un hôpital, une action sur l’environnement. Le travail du psychologue dans une thérapie consiste à accompagner une personne d’un point de vue psychique, en prenant en considération son corps, ses émotions, sa réalité, son histoire. Il s’agit de situer la personne dans les relations qu’elle établit avec elle-même, les autres et ce qui l’entoure : son environnement. Ce dernier est important à prendre en considération. Il est essentiel dans le cadre du soin en institution d’être attentif à l’effet que l’environnement a sur le psychisme en travaillant sur l’ambiance, l’accueil, les « entours » comme le rappelait Jean Oury, psychiatre et psychanalyste, fondateur de la clinique de La Borde en France. Ayant beaucoup travaillé avec la pensée de la psychothérapie institutionnelle, il insistait pour dire qu’un « établissement est un organisme malade quil faut constamment soigner ».

Cela invite les soignants à toujours penser ce qui fait soin : l’hospitalité, la propreté, la beauté, la compétence, la capacité des équipes soignantes et dirigeantes à penser ce qu’elles font, la mise en œuvre de tout ce qui permet de rendre l’espace institutionnel accueillant, structuré, habité et vivant. Une ambiance apaisante et vivante favorise le soin plutôt qu’une ambiance de stress où tout le monde court. Le travail du psychologue travaillant sur le psychisme avec son patient doit être attentif à la dimension de l’environnement et de l’ambiance. A son niveau, il cherche à agir sur l’environnement pour favoriser des conditions qui permettent une ouverture, un contact avec ce qui est vivant chez le patient ou qui facilitent une mise en mouvement et une plasticité psychique. La maladie a tendance à bloquer, figer, isoler par repli sur soi, protection ou désespérance. La souffrance psychique étant en lien avec la souffrance physique, relationnelle ou spirituelle, en ce qui concerne la dimension spirituelle, le psychologue peut alors de sa place favoriser des conditions favorables ou suffisamment bonnes pour que quelque chose, comme une expérience spirituelle, puisse se produire. Son rôle n’est pas de la rechercher à tout prix pour la travailler car son écoute ne se situe pas à ce niveau comme je l’ai souligné précédemment, mais il n’a pas à entraver sa venue si elle doit se vivre et peut bien sûr travailler avec elle !

J’essaie alors de favoriser la présence de l’art dans le service et au sein de l’institution dans laquelle je travaille, vecteur pour dire ce qui ne peut pas se dire ou pour réveiller ce qui est insu de nous. Mais, je précise : pas uniquement l’art dans son versant art-thérapie. L’art-thérapie, si elle est pratiquée par des artistes et respectueuse, sans faire d’interprétation, est une voie possible de l’introduction de l’art dans une institution de soin mais ici aussi, pas la seule voie. Il y en a d’autres qu’il faut développer car on ne peut réduire l’art au thérapeutique ! Depuis que l’homme existe, il fait de l’art. L’art est lié à l’humain, à sa manière d’être vivant et non d’être malade. L’art est lié à l’humain et à la vie vivante. La vie est spirituelle. On ne peut réduire ce qui fait le vivant de nos vies à du thérapeutique. Il y a la tendance actuelle à dénaturer tout ce qui tisse nos vies de manière donnée, gratuite pour en faire du thérapeutique – payant – instillant l’idée insidieuse que vivre serait une grande maladie dont il faudrait guérir alors que la vie est originaire !

Quelle relation se tisse entre vous, psychologue et le patient autour de l'art ?

Pour vous répondre, peut-être dois-je d’abord vous dire quelques mots de ma relation à l’art. J’ai eu très tôt la chance d’être baignée dans une ambiance familiale ouverte à l’art et à la culture, mais mon rapport à ces derniers a été bouleversé depuis que je travaille dans un service de soins palliatifs. L’art est venu à moi plutôt que moi à lui : ce fut comme une question de survie et une nécessité de trouver un pôle pour guider mon écoute. Les théories, nécessaires, ne suffisaient plus. Il me fallait autre chose. Depuis, je ne lis plus les livres de la même façon, je ne vais plus à des expositions comme avant. Je cherche dans une œuvre une part de révélation, de vérité qui puisse me faire signe, me nourrir tandis que je ressens quelque chose en moi sans pourtant avoir la capacité de la mettre en forme ou en mots. Parfois l’art peut aussi me consoler. Parce qu’un espace en moi s’est ouvert différemment à la dimension de l’art, je pense que les patients parlent alors davantage de leur vie avec l’art. Etrangement, alors que nous n’avions pas parlé explicitement de l’art, certaines personnes reviennent me disant qu’elles se sont mises à peindre, à découvrir la joie de l’écriture ou celle d’écrire des poèmes. D’autres osent partager leur émoi à l’écoute d’un concert ou à la contemplation d’un tableau. Je crois que nos patients perçoivent inconsciemment ou corporellement nos ouvertures et nos fermetures.

Cela fait beaucoup réfléchir sur l’écoute. Ce sont toujours les limites de l’écoutant qui limitent le travail thérapeutique, la psychanalyse nous l’a appris depuis longtemps. On peut penser que si l’écoutant ne nourrit pas une intériorité suffisante dans un travail incessant, l’ouverture à l’art et l’ouverture à la spiritualité risquent de ne pas trouver où circuler entre écoutant et analysant. Je redoute alors ce que j’appelle les succédanés ou les « Canada Dry » de la spiritualité ou de l’art. Ils en ont l’apparence mais guère l’essence. On les utilise comme des outils de bien-être qui ne feraient pas de mal et nous donneraient bonne conscience. Au contraire, la fine pointe d’une écoute réside en la capacité à toujours ouvrir un espace en soi et non en une utilisation toujours exponentielle de kits, d’outils ou de grilles qui, appliqués sans être habités, ne sont que « ruine de l’âme ». C’est une des grandes source d’inquiétude qui m’habite : dans notre monde de course effrénée, d’organisation du travail de soin comptabilisé en terme d’actes ou de nombres de bras, on ne donne plus la possibilité pour les soignants de développer leur intériorité vivante qui a besoin de temps, de jachère et de rêverie. On peut craindre que malgré leur enthousiasme et compétence, les soignants, à cause d’une organisation du travail qui ne mesure que l’évaluable et le visible, ne puissent plus avoir les conditions nécessaires pour accueillir la dimension spirituelle et l’écoute des patients qu’ils soignent (cf. le documentaire Burning out*). Quand on a une liste de choses à faire qui ne cesse de s’allonger, comment peut-il encore y avoir de la place pour prendre en considération le psychisme ? Et on s’étonne des burn-out. Pourtant, un soin associé à une présence et à une attention, à savoir un soin habité, est constitutif de notre accès à notre humanisation qui se transmet de génération en génération.

*Film de Jérôme Lemaire, 2017.

Quelle est la portée de l'art dans la relation de soin ?

Je viens de l’évoquer précédemment, l’art dans la relation de soin peut être une aide et en particulier dans un travail en institution mais avec des garde-fous : l’art ne peut pas être réduit à du seul thérapeutique. Dans une institution qui fonctionne à peu près correctement, l’art permet de favoriser des rencontres entre personnes au-delà des fonctions, de décloisonner les services, de stimuler des collaborations entre l’intérieur de l’institution et l’extérieur, de favoriser l’ouverture d’une institution signe de vie. Surtout, son rôle essentiel est de nous rappeler que même s’il y a des soignants et des soignés, nous appartenons tous à la même communauté humaine et qu’un être humain soigne un autre être humain, que le soignant d’aujourd’hui sera peut-être le soigné de demain. Nous rappeler cette vérité est essentielle. Elle développe la solidarité.

Mais pour que l’art ait ce type de portée ouvrante, il faut que des conditions minimales institutionnelles, sociétales et politiques soient réunies pour qu’un soin soit bon, c’est à-dire habité psychiquement. Si ces conditions ne sont plus présentes, le psychisme des soignants se referme, se met en mode de survie pour se protéger et ne fait que le strict minimum : faire ce qu’on lui dit de faire, abandonnant la présence vivante, celle-ci ne pouvant pas être mesurée. Donc en apparence tout fonctionne mais cette activité vide, automatique et froide rappelle la catastrophe des soins prodigués dans certains orphelinats en Roumanie sous la dictature de Ceaușescu. Nous devrions tous comme citoyen, patient, soignant, dirigeant ou tout simplement parce que nous sommes humain, connaître et nous laisser inspirer par le documentaire Loczy, une maison pour grandir, film réalisé par Bernard Martino en 2009*, pour proposer des solutions viables. On découvre ainsi l’effet d’un type de soin habité avec des soignants qui donnent de l’attention malgré un contexte de crise et une pénurie de soignants. On peut arriver à prodiguer un soin suffisamment bon pour peu que l’on se laisse enseigner par les soignants sur le terrain et qu’on leur donne du temps pour penser leur travail. Prodiguer du soin ne se limite pas à faire des économies, des procédures et seulement faire ce qui est visible et mesurable sans prendre en considération la complexité d’un soin en intégrant le psychisme des soignants et des patients. Il me semble alors qu’introduire de l’art ou de la spiritualité dans une telle institution, sans s’attaquer aux sources de dysfonctionnement du système et sans dénoncer une conception amputée du soin, est une supercherie, c’est participer au déni et à une attitude de façade.

*Association Pikler Loczy, Paris. www.pikler.fr

Quel lien feriez-vous avec la spiritualité ?

Il est difficile de répondre avec ce que je viens de dire précédemment et qui n’est pas rose. On est loin d’une vision béate du rôle de l’art et de la spiritualité. J’ai parlé du soin car comme je le disais au début de notre entretien, je crois que la spiritualité est au cœur du soin. Dans les situations les plus terribles des camps par exemple, des rescapés ont témoigné du rôle essentiel de quelques gestes de soins. Il faut lire Charlotte Delbo où l’on voit une solidarité entre femmes liée au soin quand, dans la longue attente dans le froid de l’appel quotidien, les rangs se déplacent discrètement pour permettre que les femmes du premier rang puissent mettre à leur tour leurs mains sous les aisselles de celles qui sont devant elles pour se réchauffer.

Il me semble que l’art dans les soins peut révéler des parts de soi inconnues, consoler, ouvrir, nourrir de beauté, favoriser la gratitude mais aussi, on en parle plus rarement, l’art peut mettre mal à l’aise, introduisant une inquiétante étrangeté. Par exemple des tableaux du peintre Francis Bacon ou des pièces du compositeur Pierre Henry peuvent plonger certains dans un sentiment de malaise. L’art, par sa capacité à transformer le réel, et à nous confronter parfois à un inconfort, nous invite à découvrir ce que le poète anglais Keats appelle la capacité négative et peut-être à apprendre à la développer et à la vivre.

La capacité négative est « la qualité qui contribue à former un homme accompli lorsqu’il est capable d’être dans l’incertitude, les mystères, les doutes sans courir avec irritation après le fait et la raison ». L’art est certainement un espace transitionnel qui nous permet de développer la capacité négative qui me semble être aussi une qualité nécessaire dans la spiritualité. La spiritualité nous oblige à être confronté à des déserts, des doutes, des mystères, des incertitudes et beaucoup d’inconfort. Cette capacité négative, que nous apprend peut-être l’art à sa manière et la foi, à être dans un inconfort sans chercher à s’accrocher avec irritation au fait et à la raison, est aussi une qualité nécessaire à développer quand on est malade ou confronté à une situation qui nous échappe. Cette capacité à « être » malgré tout, à rester là, peut commencer à s’apprendre par l’art, la spiritualité, la relation et le soin. En tout cas, c’est une qualité vers laquelle tendre lorsque l’on est soignant. La capacité négative est une qualité qui m’apparaît être l’espérance qui s’ouvre dans notre monde irrité.

Tags

Aucun mot-clé.

Documents liés

Art et spiritualité (I)

Psychologue clinicienne aux Cliniques de l’Europe, Agnès Bressolette évoque les liens entre art et spiritualité. Sa pratique clinique en soins palliatifs l’amène à utiliser l’art, non pas comme un outil d’art-thérapie, mais comme un noyau esthétique, c’est-à-dire comme point de départ du récit du patient qu’elle questionne.

Agnès Bressolette est l’auteure de Nés vulnérables. Petites leçons de fin de vie (2013). Elle a été invitée de France Culture lors de la parution de son ouvrage, retrouvez l’enregistrement de cette entrevue ici.

En quoi l'art est-il un facteur privilégié pour expérimenter le spirituel ?

Il me semble que l’art peut être un facteur privilégié pour expérimenter le spirituel dans le sens où le spirituel touche à l’altérité ou pour le dire plus simplement à ce qui déplace, ouvre une brèche.

Comme le spirituel, l’art ouvre une brèche, déplace et on ne peut l’enfermer ou le mettre dans des cases. L’artiste Jean Dubuffet disait que l’art aime « l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle ».

Pour le philosophe Jacques Maritain, l’intuition créatrice dans l’art et la poésie a une origine en lien avec la transcendance. Il affirme que s’il y a au départ de l’œuvre artistique la part de l’artiste lui-même, son essence et son intelligence, il ajoute que « l’homme ne se connaît pas par son essence » et que si l’artiste « ne s’emplit pas de l’univers, il reste vide à lui-même. (…) Il ne peut s’exprimer dans une œuvre qu’à condition que les choses résonnent en lui ».

Si l’œuvre d’art fait résonner les choses qui résonnent en l’artiste, l’art est sûrement une voie privilégiée pour expérimenter le spirituel.

Néanmoins, la voie d’accès au spirituel ne se réduit pas à l’art.

La nature, certaines rencontres, une expérience marquante, des gestes du quotidien par exemple dans l’accueil, la cuisine, la prière et tant d’autres voies diverses sont aussi des chemins privilégiés. Le soin, en particulier, parce qu’il est profondément incarné et rejoint l’humain vulnérable, s’il se fait présence attentive et subtile, ouvre au spirituel. De nombreux témoignages de personnes en situation de détresse corporelle relatent combien un soin respectueux et habité, non fait à toute allure ou stressé, touche l’âme au plus profond de chaque être. Corps, psychisme et âme sont intrinsèquement liés. En allemand, langue de la naissance de la psychanalyse, cette pensée profonde et méthode d’écoute subtile et rigoureuse sur l’intrication entre corps et psychisme, sur la relation à soi, à l’autre et à l’environnement, die Seele se traduit par psychisme ou âme. Dans une rencontre thérapeutique peut se vivre une expérience spirituelle comme dans une rencontre d’humain à humain ou avec le non-humain.

Comment s'articule la notion de spiritualité dans votre pratique psychothérapeute à partir de l'art / ou vers l'art ?

Le fait même qu’il y ait rencontre entre deux êtres humains en quête de vérité comme dans le cadre d’un travail thérapeutique fait que du spirituel est possiblement à l’œuvre. La manière d’écouter analytiquement une personne se fait en l’incitant à associer à partir de tout matériel qui lui vient à l’esprit : cela peut être à partir de sensations dans son corps, d’émotions, d’images, de rêves, de mots. Des associations à partir d’une musique, d’un film, d’un tableau, d’une danse ou tout ce qui relève de l’art entrent bien évidemment dans le travail thérapeutique. Dans mon écoute, je ne vais pas directement utiliser l’art comme le fait un art-thérapeute mais si la personne me parle d’une sculpture comme de la Piéta de Michel Ange par exemple, je l’invite à ce qu’elle m’en dise plus. J’essaie d’entendre dans le récit qu’elle fait ce qui, dans l’œuvre d’art, la touche particulièrement et pourquoi ou à quoi elle associe cet élément.

J’ai participé avec plusieurs collègues analystes à un séminaire où nous regardions tous ensemble un film pour ensuite échanger sur ce qui nous avait touchés, pas de manière intellectuelle. Il était toujours étonnant pour moi de constater qu’à partir d’un même matériel artistique – le film – chaque personne avait été touchée très différemment. L’œuvre d’art vient résonner dans des espaces de réception qui nous surprennent. Ces espaces de réception permettent l’accueil de l’extériorité grâce à une plasticité psychique qui transforme et enrichit l’identité de chacun. A ce titre, elle peut élargir le Soi et peut toucher une dimension spirituelle. Mais l’œuvre d’art peut aussi révéler des nœuds de traumas spécifiques et les faire émerger à la conscience : elle concerne plutôt une dimension psychique. Ainsi, le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron témoigne « comment Hitchcook l’a guéri ». De ma place de psychologue-psychanalyste, je mets au travail l’effet éventuel de l’œuvre d’art sur le psychisme, sur ces nœuds mais aussi sur ce qui élargit l’espace intérieur. L’effet bouleversant qu’une œuvre peut avoir sur soi en éveillant ou en réveillant ce que l’on n’imaginait pas avant de la rencontrer est à ce titre spirituel : l’œuvre d’art déroute et révèle une part étrange ou nouvelle de soi.

Comment décririez-vous l'expérience spirituelle avec l'art-thérapie ?

N’étant pas artiste, je n’anime pas d’atelier d’art-thérapie et ne peux donc pas vous répondre directement. En revanche, comme psychologue, je favorise dans mon lieu de travail institutionnel, à savoir un hôpital, une action sur l’environnement. Le travail du psychologue dans une thérapie consiste à accompagner une personne d’un point de vue psychique, en prenant en considération son corps, ses émotions, sa réalité, son histoire. Il s’agit de situer la personne dans les relations qu’elle établit avec elle-même, les autres et ce qui l’entoure : son environnement. Ce dernier est important à prendre en considération. Il est essentiel dans le cadre du soin en institution d’être attentif à l’effet que l’environnement a sur le psychisme en travaillant sur l’ambiance, l’accueil, les « entours » comme le rappelait Jean Oury, psychiatre et psychanalyste, fondateur de la clinique de La Borde en France. Ayant beaucoup travaillé avec la pensée de la psychothérapie institutionnelle, il insistait pour dire qu’un « établissement est un organisme malade quil faut constamment soigner ».

Cela invite les soignants à toujours penser ce qui fait soin : l’hospitalité, la propreté, la beauté, la compétence, la capacité des équipes soignantes et dirigeantes à penser ce qu’elles font, la mise en œuvre de tout ce qui permet de rendre l’espace institutionnel accueillant, structuré, habité et vivant. Une ambiance apaisante et vivante favorise le soin plutôt qu’une ambiance de stress où tout le monde court. Le travail du psychologue travaillant sur le psychisme avec son patient doit être attentif à la dimension de l’environnement et de l’ambiance. A son niveau, il cherche à agir sur l’environnement pour favoriser des conditions qui permettent une ouverture, un contact avec ce qui est vivant chez le patient ou qui facilitent une mise en mouvement et une plasticité psychique. La maladie a tendance à bloquer, figer, isoler par repli sur soi, protection ou désespérance. La souffrance psychique étant en lien avec la souffrance physique, relationnelle ou spirituelle, en ce qui concerne la dimension spirituelle, le psychologue peut alors de sa place favoriser des conditions favorables ou suffisamment bonnes pour que quelque chose, comme une expérience spirituelle, puisse se produire. Son rôle n’est pas de la rechercher à tout prix pour la travailler car son écoute ne se situe pas à ce niveau comme je l’ai souligné précédemment, mais il n’a pas à entraver sa venue si elle doit se vivre et peut bien sûr travailler avec elle !

J’essaie alors de favoriser la présence de l’art dans le service et au sein de l’institution dans laquelle je travaille, vecteur pour dire ce qui ne peut pas se dire ou pour réveiller ce qui est insu de nous. Mais, je précise : pas uniquement l’art dans son versant art-thérapie. L’art-thérapie, si elle est pratiquée par des artistes et respectueuse, sans faire d’interprétation, est une voie possible de l’introduction de l’art dans une institution de soin mais ici aussi, pas la seule voie. Il y en a d’autres qu’il faut développer car on ne peut réduire l’art au thérapeutique ! Depuis que l’homme existe, il fait de l’art. L’art est lié à l’humain, à sa manière d’être vivant et non d’être malade. L’art est lié à l’humain et à la vie vivante. La vie est spirituelle. On ne peut réduire ce qui fait le vivant de nos vies à du thérapeutique. Il y a la tendance actuelle à dénaturer tout ce qui tisse nos vies de manière donnée, gratuite pour en faire du thérapeutique – payant – instillant l’idée insidieuse que vivre serait une grande maladie dont il faudrait guérir alors que la vie est originaire !

Quelle relation se tisse entre vous, psychologue et le patient autour de l'art ?

Pour vous répondre, peut-être dois-je d’abord vous dire quelques mots de ma relation à l’art. J’ai eu très tôt la chance d’être baignée dans une ambiance familiale ouverte à l’art et à la culture, mais mon rapport à ces derniers a été bouleversé depuis que je travaille dans un service de soins palliatifs. L’art est venu à moi plutôt que moi à lui : ce fut comme une question de survie et une nécessité de trouver un pôle pour guider mon écoute. Les théories, nécessaires, ne suffisaient plus. Il me fallait autre chose. Depuis, je ne lis plus les livres de la même façon, je ne vais plus à des expositions comme avant. Je cherche dans une œuvre une part de révélation, de vérité qui puisse me faire signe, me nourrir tandis que je ressens quelque chose en moi sans pourtant avoir la capacité de la mettre en forme ou en mots. Parfois l’art peut aussi me consoler. Parce qu’un espace en moi s’est ouvert différemment à la dimension de l’art, je pense que les patients parlent alors davantage de leur vie avec l’art. Etrangement, alors que nous n’avions pas parlé explicitement de l’art, certaines personnes reviennent me disant qu’elles se sont mises à peindre, à découvrir la joie de l’écriture ou celle d’écrire des poèmes. D’autres osent partager leur émoi à l’écoute d’un concert ou à la contemplation d’un tableau. Je crois que nos patients perçoivent inconsciemment ou corporellement nos ouvertures et nos fermetures.

Cela fait beaucoup réfléchir sur l’écoute. Ce sont toujours les limites de l’écoutant qui limitent le travail thérapeutique, la psychanalyse nous l’a appris depuis longtemps. On peut penser que si l’écoutant ne nourrit pas une intériorité suffisante dans un travail incessant, l’ouverture à l’art et l’ouverture à la spiritualité risquent de ne pas trouver où circuler entre écoutant et analysant. Je redoute alors ce que j’appelle les succédanés ou les « Canada Dry » de la spiritualité ou de l’art. Ils en ont l’apparence mais guère l’essence. On les utilise comme des outils de bien-être qui ne feraient pas de mal et nous donneraient bonne conscience. Au contraire, la fine pointe d’une écoute réside en la capacité à toujours ouvrir un espace en soi et non en une utilisation toujours exponentielle de kits, d’outils ou de grilles qui, appliqués sans être habités, ne sont que « ruine de l’âme ». C’est une des grandes source d’inquiétude qui m’habite : dans notre monde de course effrénée, d’organisation du travail de soin comptabilisé en terme d’actes ou de nombres de bras, on ne donne plus la possibilité pour les soignants de développer leur intériorité vivante qui a besoin de temps, de jachère et de rêverie. On peut craindre que malgré leur enthousiasme et compétence, les soignants, à cause d’une organisation du travail qui ne mesure que l’évaluable et le visible, ne puissent plus avoir les conditions nécessaires pour accueillir la dimension spirituelle et l’écoute des patients qu’ils soignent (cf. le documentaire Burning out*). Quand on a une liste de choses à faire qui ne cesse de s’allonger, comment peut-il encore y avoir de la place pour prendre en considération le psychisme ? Et on s’étonne des burn-out. Pourtant, un soin associé à une présence et à une attention, à savoir un soin habité, est constitutif de notre accès à notre humanisation qui se transmet de génération en génération.

*Film de Jérôme Lemaire, 2017.

Quelle est la portée de l'art dans la relation de soin ?

Je viens de l’évoquer précédemment, l’art dans la relation de soin peut être une aide et en particulier dans un travail en institution mais avec des garde-fous : l’art ne peut pas être réduit à du seul thérapeutique. Dans une institution qui fonctionne à peu près correctement, l’art permet de favoriser des rencontres entre personnes au-delà des fonctions, de décloisonner les services, de stimuler des collaborations entre l’intérieur de l’institution et l’extérieur, de favoriser l’ouverture d’une institution signe de vie. Surtout, son rôle essentiel est de nous rappeler que même s’il y a des soignants et des soignés, nous appartenons tous à la même communauté humaine et qu’un être humain soigne un autre être humain, que le soignant d’aujourd’hui sera peut-être le soigné de demain. Nous rappeler cette vérité est essentielle. Elle développe la solidarité.

Mais pour que l’art ait ce type de portée ouvrante, il faut que des conditions minimales institutionnelles, sociétales et politiques soient réunies pour qu’un soin soit bon, c’est à-dire habité psychiquement. Si ces conditions ne sont plus présentes, le psychisme des soignants se referme, se met en mode de survie pour se protéger et ne fait que le strict minimum : faire ce qu’on lui dit de faire, abandonnant la présence vivante, celle-ci ne pouvant pas être mesurée. Donc en apparence tout fonctionne mais cette activité vide, automatique et froide rappelle la catastrophe des soins prodigués dans certains orphelinats en Roumanie sous la dictature de Ceaușescu. Nous devrions tous comme citoyen, patient, soignant, dirigeant ou tout simplement parce que nous sommes humain, connaître et nous laisser inspirer par le documentaire Loczy, une maison pour grandir, film réalisé par Bernard Martino en 2009*, pour proposer des solutions viables. On découvre ainsi l’effet d’un type de soin habité avec des soignants qui donnent de l’attention malgré un contexte de crise et une pénurie de soignants. On peut arriver à prodiguer un soin suffisamment bon pour peu que l’on se laisse enseigner par les soignants sur le terrain et qu’on leur donne du temps pour penser leur travail. Prodiguer du soin ne se limite pas à faire des économies, des procédures et seulement faire ce qui est visible et mesurable sans prendre en considération la complexité d’un soin en intégrant le psychisme des soignants et des patients. Il me semble alors qu’introduire de l’art ou de la spiritualité dans une telle institution, sans s’attaquer aux sources de dysfonctionnement du système et sans dénoncer une conception amputée du soin, est une supercherie, c’est participer au déni et à une attitude de façade.

*Association Pikler Loczy, Paris. www.pikler.fr

Quel lien feriez-vous avec la spiritualité ?

Il est difficile de répondre avec ce que je viens de dire précédemment et qui n’est pas rose. On est loin d’une vision béate du rôle de l’art et de la spiritualité. J’ai parlé du soin car comme je le disais au début de notre entretien, je crois que la spiritualité est au cœur du soin. Dans les situations les plus terribles des camps par exemple, des rescapés ont témoigné du rôle essentiel de quelques gestes de soins. Il faut lire Charlotte Delbo où l’on voit une solidarité entre femmes liée au soin quand, dans la longue attente dans le froid de l’appel quotidien, les rangs se déplacent discrètement pour permettre que les femmes du premier rang puissent mettre à leur tour leurs mains sous les aisselles de celles qui sont devant elles pour se réchauffer.

Il me semble que l’art dans les soins peut révéler des parts de soi inconnues, consoler, ouvrir, nourrir de beauté, favoriser la gratitude mais aussi, on en parle plus rarement, l’art peut mettre mal à l’aise, introduisant une inquiétante étrangeté. Par exemple des tableaux du peintre Francis Bacon ou des pièces du compositeur Pierre Henry peuvent plonger certains dans un sentiment de malaise. L’art, par sa capacité à transformer le réel, et à nous confronter parfois à un inconfort, nous invite à découvrir ce que le poète anglais Keats appelle la capacité négative et peut-être à apprendre à la développer et à la vivre.

La capacité négative est « la qualité qui contribue à former un homme accompli lorsqu’il est capable d’être dans l’incertitude, les mystères, les doutes sans courir avec irritation après le fait et la raison ». L’art est certainement un espace transitionnel qui nous permet de développer la capacité négative qui me semble être aussi une qualité nécessaire dans la spiritualité. La spiritualité nous oblige à être confronté à des déserts, des doutes, des mystères, des incertitudes et beaucoup d’inconfort. Cette capacité négative, que nous apprend peut-être l’art à sa manière et la foi, à être dans un inconfort sans chercher à s’accrocher avec irritation au fait et à la raison, est aussi une qualité nécessaire à développer quand on est malade ou confronté à une situation qui nous échappe. Cette capacité à « être » malgré tout, à rester là, peut commencer à s’apprendre par l’art, la spiritualité, la relation et le soin. En tout cas, c’est une qualité vers laquelle tendre lorsque l’on est soignant. La capacité négative est une qualité qui m’apparaît être l’espérance qui s’ouvre dans notre monde irrité.

Tags

Aucun mot-clé.

Documents liés