La compassion : approfondissement

1. La compassion et la définition de la spiritualité dans les soins

De nombreuses définitions pour exprimer ce qu’est la spiritualité dans les soins utilisent le mot « compassion », en particulier les définitions qui proviennent du monde anglo-saxon. Ils parlent alors de « compassionate care » que l’on pourrait traduire par un « prendre soin empreint de compassion ou avec compassion ». Cette formulation exprime le souci, la sollicitude – le fait d’être concerné par ce qui arrive – mais aussi mobilisé pour faire quelque chose afin de soulager autrui. Dans la langue anglaise p.ex. compassion est très fréquemment utilisé dans le jargon soignant, en général sans référence religieuse. Il qualifie de nombreux établissements ou services de soins comme vous pouvez le découvrir avec quelques logos d’institutions représentatifs de cette utilisation :

 

Le mot compassion dans la langue française, est très souvent, dans l’imaginaire, connoté religieusement dans le sens d’une pitié pour le souffrant. Cette pitié serait aussi en lien avec un don de soi pour l’aider qui irait jusqu’à se nier soi-même. Il y a en effet eu des périodes de l’histoire où cette manière de vivre la charité était entendue comme un renoncement à soi-même et les efforts à fournir, parfois héroïques, étaient valorisés car ils permettaient d’atteindre la vie éternelle. Dans la religion chrétienne, durant certaines périodes, l’imitation de Jésus Christ et de sa passion (entendez par là les souffrances qui ont précédé sa mort) était fortement valorisée. Cette imitation permettait d’entrer dans la vie, les émotions et les pensées du Christ (com – avec; passion – souffrances). Certains mouvements spirituels chrétiens dans l’histoire (le dolorisme en particulier) ont particulièrement développé cette approche: la douleur constituait pour le fidèle un moyen privilégié pour se rapprocher de Dieu. Ils ont frappé l’imaginaire bien qu’étant des courants spirituels minoritaires.

 

 

Cette compréhension circonstanciée dans l’histoire, ne devrait pas nous amener à rejeter la dynamique compassionnelle pour autant quels que soient les mots utilisés. Aujourd’hui la Science et les spiritualités peuvent se rejoindre pour approcher ce grand mystère qu’est la compassion et nous permettre de saisir les mécanismes physiologiques tout en approchant philosophiquement et spirituellement ce que peut représenter la compassion dans certains contextes.

 

Aujourd’hui le mot compassion est à nouveau utilisé en francophonie dans les milieux scientifiques. La littérature scientifique, notamment autour de la fatigue de compassion, reprend ce terme sans connotation religieuse. Par exemple, en 2017, la Chaire de Philosophie de l’Hôtel Dieu à Paris a consacré un cycle de conférences (vidéos en ligne) au concept de compassion. Nous y faisons abondamment référence ci-dessous pour la partie dédiée à la différence entre Sollicitude, Pitié, Compassion.

 

 

Compassion, Pitié, Sollicitude

En 2017, la Chaire de Philosophie de l’Hôtel Dieu à Paris a consacré un cycle de conférences (vidéos en ligne) au concept de compassion. En voici quelques éléments pour aborder la différence entre Sollicitude, Pitié, Compassion.

Ce cycle de conférence vous permettra d’approfondir en particulier les différences entre pitié, sollicitude et compassion sur le plan philosophique. Notamment les conférences d’Agata Zielinski et Frédéric Gros s’inspirant particulièrement des textes de Ricoeur.

 

La pitié

 

 

Frédéric Gros montre l’ambivalence de la pitié : à la fois la pitié est méprisante mais c’est encore plus grave d’être quelqu’un qui n’a pas de pitié… F. Gros décrit la pitié selon les différentes options philosophiques, elle est soit « déprimante », soit « injuste » (dépend des circonstances – des rencontres et non d’une charité inconditionnelle), la pitié est aussi égoïste (on est épargné et on jouit d’aider en se sachant privilégié).  Force est de constater dans ces différents courants que la pitié réduit la personne à un état d’objet dont on choisit de prendre soin pour des motifs personnels. Zielinski et Gros retiennent une différence fondamentale avec la compassion et la sollicitude. Dans la pitié, la perception de la souffrance de l’autre est conjointe avec l’impression de se sentir épargné (Ricoeur cf note), mêlé à une sorte de condescendance. La position est asymétrique.

 

La compassion

 

 

La compassion se situe plutôt dans une participation à une communauté sensible, un sentiment d’humanité partagée :   « Je ne peux être indifférent ».  Frédéric Gros montre alors qu’il manque une « circularité » que propose p.ex. Paul Ricoeur (Soi-même comme un autre) avec le concept de sollicitude. Chez Ricoeur la sollicitude « aide l’autre tout en étant dans une disposition depuis laquelle je peux recevoir leçon de sa souffrance« .

Rétablir la réciprocité est au centre de son inquiétude pour favoriser la liberté de chacun.  Agata Zielinski développe ce redressement dans l’asymétrie en décrivant la vulnérabilité commune à tout être humain. Elle nous place dans une position égale face à la vie, à la mort. Selon Zielinski « le sentiment de pitié aurait pour caractéristique le retour sur soi ou la projection de soi en l’autre, guidés par la crainte de souffrir. Effet de miroir : j’ai pitié dans la mesure où j’ai l’intuition que cette souffrance pourrait me toucher aussi – et c’est alors sur ma possible souffrance que je m’apitoie. […] Or, dans la compassion, ce n’est pas le versant de crainte qui domine ou nous anime, mais la bienveillance qui tourne vers autrui. ».

Le lieu du rétablissement de la symétrie est la rencontre, ni en moi ni en l’autre, dans l’entre deux, dans la relation où se vit la compassion-sollicitude. Chacun déclaré vulnérable, partage et se laisse instruire par l’autre d’une part dans une reconnaissance mutuelle de ce que chacun est et apporte à l’autre.

Il est nécessaire ensuite de trouver pour chaque situation une nouvelle manière d’y répondre en sollicitant doublement son imagination : d’abord parce qu’une distance infinie nous sépare de l’autre. La sollicitude, elle, est ce mouvement qui nous pousse à nous inquiéter et faire attention à autrui pour lui-même – en tant que tout autre que moi, en tant que sujet (contrairement à la pitié qui prend l’autre en le comparant à soi et en fait un « objet de compassion »). Il est vital de laisser cette distance exister. Nommer cette distance, c’est avouer qu’on ne peut souffrir comme l’autre souffre et on ne le pourra jamais vraiment (ce n’est pas une projection sur l’autre). Il faut ainsi solliciter son imagination pour être capable de se décentrer, l’imagination est un véritable levier pour la morale (F.Gros).

« Elle (la compassion) rend capable d’un « je peux » qui n’est pas un « pouvoir sur » (Zielinski) et qui sollicite notre créativité pour la mise à l’oeuvre du faire.

 

La vulnérabilité

 

 

Vulnérable au sens de son éthymologie vulnus : on peut être « blessé » mais c’est aussi le lieu de notre capacité à être affecté par autrui et donc être apte, capable de compassion.  La vulnérabilité est le lieu commun partagé, elle permet dans la relation, un échange entre celui qui est plus actif et celui qui est plus passif.

 

Approfondir par les textes :

  • Agata Zielinski, « La compassion, de l’affection à l’action », Études, 2009/1 (Tome 410), p. 55-65. Télécharger le pdf.
  • Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1999, p. 223-224.

Approfondir avec les ressources audio/vidéos des conférences de la Chaire de Philosophie de l’Hotel Dieu  (Paris, 2017):

2. La compassion : des mots pour dire l’amour

Quelle dialectique entre compassion et les différentes manière de dire l’Amour (ici selon les étymologies grecques)?
Où se situe la compassion ? Peut-on dire que c’est par compassion qu’on pratique l’empathie?

 

Voici un tableau tiré du livre de Jean-Yves LELOUP et Catherine BENSAID, Qui aime quand j’aime ? De l’amour qui souffre à l’amour qui s’offre, Paris, Albin Michel, 2005. Il vous permettra de mettre en perspective les liens entre l’Amour et la compassion.

 

Un simple tour de piste

de l’amour :

De l’amour soif… à l’amour source :
a) L’AMOUR GOURMAND

Au commencement, l’amour se confond totalement avec l’instinct de survie, l’appétit et la gourmandise, que les Grecs appelaient pornéia. Au fond de nous, existera toujours un enfant qui veut « manger sa maman » : c’est la base même de notre sensualité. Mais un être qui ne connaîtrait que ce stade ne deviendrait pas vraiment humain.

 

b) L’AMOUR PASSION

Dès l’enfance, l’appétit animal se double d’érotisme, sens esthétique et ludique, qui peut jouir de la simple contemplation de la beauté de l’aimé.

L’éros des Grecs est raffiné, mais il continue à voir l’autre comme l’objet de son plaisir. Il demeure dans le manque, tout comme pothos (l’amour – besoin) et pathé (l’amour – passion), séducteurs et possessifs.

 

3. L’AMOUR TENDRESSE

Tout bascule avec la tendresse (la storgè des Grecs), qui voit l’autre comme un sujet libre et accepte sa différence.

C’est au même élan, de moins en moins égoïste, qu’appartiennent : la philia, amour-amitié qui ressent plaisir et joie à constater que l’autre est heureux, même indépendamment de soi ; l’eunoia, amour-dévouement au service du meilleur de l’autre ; et charis, amour-gratitude qui aime sans condition.

 

 

 

 

 

 

 

 

4. L’AMOUR AMOUR

L’agapè rayonnant d’amour par le simple fait d’exister, en direction de toutes et de tous, comme le soleil éclaire indistinctement son environnement entier. À ce stade, il devient évident que « ce n’est pas exactement moi qui aime l’autre, c’est l’amour qui aime à travers moi.» Cette vision mystique de l’amour par excellence est partagée par toutes les grandes traditions religieuses.

 

 

1 – porneia : amour appétit (je te mangerai – je t’aime comme une bête)

 

 

 

 

 

 

amour captatif

objectivation

réduction

 

 

 

2 – pothos : amour besoin tu es tout pour moi – j’ai besoin de toi – je t’aime comme un enfant)

3 – mania pathè : amour passion (je t’aime passionnément – je t’ai dans la peau – tu es à moi, rien qu’à moi – je t’aime comme un fou, je ne peux pas me passer de toi)

 

4 : eros : amour érotique (je te désire – tu me fais jouir – tu es belle – tu es beau – tu es jeune)

 

 

amour possessif

séduction

possession

 

 

 

amour intéressé

 

5 – storgè : amour tendresse (je suis meilleur(e) que moi-même quand tu es là – j’ai beaucoup de tendresse pour toi – je suis heureux(se) que tu sois là)

6 – philia : amour amitié (je te respecte – je t’admire – j’aime ta différence – je suis bien sans toi – je suis mieux avec toi – tu es mon meilleur ami(e) – j’aime être avec toi – tu me fais du bien). J.-Yves Leloup met en évidence les 4 variantes suivantes de philia : physikè (amour parental), erotikè (amour érotique), hetairikè (amitié, hospitalité) et xenikè (amitié, échange).

7 – harmonia [les sagesses orientales] : amour harmonie, bonté (que c’est beau la vie quand on aime – nous sommes bien ensemble – avec toi tout est musique – le monde est plus beau. )

8 – eunoia : amour dévouement, compassion (j’aime prendre soin de toi – je suis au service du meilleur de toi-même.)

9 –  charis [Islam] : amour gratitude, célébration (je t’aime parce que je t’aime – c’est une joie – c’est une grâce d’aimer et de t’aimer – je t’aime sans condition – je t’aime sans raison.)

 

 

 

 

amour intéressé

 

 

 

 

amour désintéressé

 

10 – agapè : amour gratuit, inconditionnel

(« l’Amour qui fait tourner la terre, le cœur humain et les autres étoiles » – ce n’est pas seulement moi qui aime et qui t’aime, c’est l’Amour qui aime en moi.)

 

 

L’Etre – Amour

A chaque étage de l’amour l’expression se fait pareillement avec les mots « je t’aime » mais l’intention est chaque fois différente.

3. La compassion, source de persévérance et forces

Un des premiers phénomènes qui inspire les mouvements spirituels c’est le pouvoir de régénérescence de la compassion. En effet, plus on « pratique » la compassion, plus il semble que la satisfaction grandisse, l’aptitude à être compatissant grandit, plus on désire se rapprocher des autres, plus on se sent aimable et plus notre estime de nous-mêmes grandit. L’image qu’il convient d’appliquer pour la compassion n’est donc pas celle d’un réservoir qui se vide petit à petit lorsqu’on est compatissant et qui se remplirait si on est compatissant avec nous par exemple. La compassion étonnamment fonctionne autrement. La satisfaction que procure la compassion, la confiance qu’elle génère, nous amène à être et faire œuvre de plus en plus de compassion. La compassion génère de la compassion, elle est elle-même source de compassion.

 

 

Nous allons prendre un exemple qui nous a beaucoup étonnés durant la première vague de la pandémie de Covid 19 au sein de l’équipe de rédaction, lorsque nous avons récolté, dans le cadre de la publication « Soins et Spiritualités en temps de pandémie » des témoignages de soignants de toutes disciplines. Nous avons remarqué qu’une partie d’entre eux, se sentaient bien, grandis et qu’ils faisaient preuve d’une grande persévérance durant cette période, même s’ils la décrivaient comme terrible à plusieurs points de vue. A notre question : « D’où vous venait votre force ? » (pour faire des doubles journées, renoncer à vos vacances, supporter les conditions harassantes de travail, la peur de contaminer, etc.) : plusieurs ont répondu que cette force leur venait du fait de prendre soin, du prendre soin lui-même.

 

Ces soignants-là avaient pu faire preuve d’une grande créativité pour continuer à soigner comme ils souhaitaient le faire pour le mieux, pour aider l’entourage des patients à garder le contact p.ex. Ces soignants-là ont puisé leur force dans l’action de soigner.

 

D’autres n’ont pas eu des conditions qui leur permettaient cette marge de créativité, ou ne l’ont pas prise. D’autres ont dû transgresser, et ont vécu plus difficilement, même si généralement sans regret, cette transgression. Ces soignants ont vécu un grand stress moral et une culpabilité face à cette double loyauté (à l’institution pour ne pas contaminer, aux proches pour humaniser).

 

Ainsi la plupart de ceux que nous avons interrogés et qui ont pu déployer leur créativité durant cette crise, s’en sont sortis plus fort, grandis selon leurs mots et même fiers d’eux-mêmes ou de leur équipe.

4. La compassion dans les traditions religieuses

Les religions traduisent cette expérience de la compassion dans leur registre traditionnel, riche et très parlant et notamment au travers des narrations qui leur sont propres. Toutes les grandes religions évoquent aussi l’importance de la compassion comme vertu. La compassion est l’attribut principal de Dieu dans les 3 monothéismes. Cependant elles le font avec des accents différents.

 

Ainsi dans plusieurs courants religieux la compassion est « sacrée », elle signifie la présence de Dieu. Par exemple, « empli de compassion » est un attribut d’Allah dans le religion musulmane. Cette affirmation fait partie des premiers mots d’Al-Fâtiḥa (celle qui ouvre), la première sourate du Coran: «Louange à Dieu, maître des mondes, tout-miséricordieux (al-rahmân) et tout-compatissant (al-rahîm) ».

De manière assez similaire dans la religion juive nous retrouvons la compassion dans l’invocation de Dieu «HaRaʽhaman»,  ce qui veut dire «Le Compatissant» ou «Le Miséricordieux»; ou encore «Av HaRaʽhamim», « Père de Miséricorde ».

 

Tandis qu’au cœur des célébrations pascales, le jeudi saint, les chrétiens chaque année se rappellent du récit du lavement des pieds, lorsque Jésus se met à genoux pour laver les pieds de ses disciples. Ce récit est accompagné d’un chant « Ubi caritas et amor deus ibi est », « Où sont amour et charité, Dieu est présent ».

 

Nous vous proposons un texte d’approfondissement sur la déclinaison de la compassion dans 5 traditions religieuses pour aller plus loin avec un article du Prof. André Couture ci-contre.

Pour en savoir plus sur l’Islam et la miséricorde, par ici.

5. Auto-compassion

 

Pour faire le TEST d’auto-compassion, cliquez ici.

 

 

Pour faire un EXERCICE d’auto-compassion, cliquez ici..

 

Pour écouter la « pause d’auto-compassion » de la docteure Saïda Bensliman, cliquez ci-dessous :

Et vous?

Comment percevez-vous la compassion?

Etes-vous à l’aise ou non avec cette expression ? Dites-nous pourquoi.

 

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