Projet SPIEVIE

Interview de Valérie Floucaud, infirmière à l’Oncopôle dépendant du CHU de Toulouse. Son étude pilote a démarré en 2017 et consiste à proposer à des patients atteints de cancers hématologiques des entretiens infirmiers centrés sur la qualité de vie et intégrant la dimension spirituelle.

 

 

L’objectif principal de cette première étude est d’étudier l’acceptabilité et la faisabilité d’une future étude à l’échelle nationale, multicentrique, randomisée, visant à évaluer l’impact sur le bien-être spirituel et la qualité de vie de patients atteints de leucémie aiguë ou de lymphome. Chacun bénéficierait de 3 entretiens infirmiers de relation d’aide (sur 6 mois) centrés sur la dimension spirituelle (sens de la vie, relation à soi et aux autres…)

 

Cette interview a eu lieu juste avant la pandémie COVID 19 en février 2020.

S.B. : Comment ce projet a-t-il pris naissance ?

V.F. : Pour être honnête, je n’ose pas toujours dire – par pudeur – que ce projet est né de ma propre détresse, qui venait faire écho avec celle des patients rencontrés. Je me sentais dans la fameuse impuissance du soignant à devoir jongler entre les soins délégués médicaux qui représentent 95% de notre travail, et les 5% restants où l’on fait ce qu’on peut avec le temps qu’il nous reste, avec notre générosité, notre altruisme, à désorganiser nos soins pour écouter nos patients, parce qu’ils nous ont choisi à un moment donné, parce qu’ils étaient en confiance, parce que c’était le moment pour eux. Alors on lâche tout et on reste au détriment de notre propre organisation, au détriment du regard de nos autres collègues, qui pourraient se dire : « Qu’est-ce qu’elle fait celle-là ? »

J’ai commencé avec des patients atteints de leucémie, qui sont hospitalisés pour la première fois. Ils n’ont parfois même pas le temps de rentrer chez eux et se retrouvent enfermés pendant un mois, un mois et demi dans un espace confiné et relativement exiguë. Ils sont confrontés à l’angoisse de la mort, aux souffrances physiques, à la vulnérabilisation extrême de leurs défenses personnelles, aux contraintes imposées par la maladie et l’institution, et enfin à l’insécurité permanente du pronostic : est-ce que le traitement a marché ou pas ? Et souvent quand ils repartent de chez nous épuisés, amaigris, ils ne connaissent pas les résultats. Ils doivent revenir pour avoir le fameux myélogramme qui est l’examen d’évaluation du traitement, donc ils restent quasiment pendant deux mois, deux mois et demi dans l’incertitude. Et quand ils ont répondu au traitement, on parle de rémission complète mais pas de guérison, et il s’agit là aussi d’un inconfort supplémentaire. Plus qu’un inconfort, c’est une angoisse supplémentaire, qui va engendrer une détresse qui est constitutive de notre condition humaine.

Forcément chez le soignant, il y a de la projection : et moi dans cette situation, comment je ferais ? Comment je vivrais ça ? Qu’est-ce que j’aimerais qu’on fasse pour moi ? Selon moi, un questionnement, s’il est honnête, n’est jamais totalement désintéressé ; il est toujours à double miroir, ce n’est jamais purement pour le patient, c’est aussi pour soi parce que travailler dans ces conditions, c’est aussi angoissant pour nous qui attaquons la maladie qui attaque le corps. On fait mal aux patients, c’est difficile à accepter pour les soignants de causer des dégâts collatéraux, même si au final c’est pour l’éventualité d’une guérison.

Face à de telles détresses humaines, nous sommes convoqués à un questionnement éthique. On peut être tenté par le refoulement ( je prends conscience de quelque chose et je n’y réponds pas) ce qui peut conduire au burn-out : Il faut du courage pour tenter d’y répondre, même s’il n’y a pas de réponse évidente ou de solution, il des adaptations plus ou moins immédiates puis plus rélféchies.

Normalement, c’est cette tension générée par le questionnement qui devrait, je l’espère pour les jeunes générations, être prise à bras le corps.  C’est elle qui permet de devenir chercheur, de rencontrer d’autres personnes pour ne pas rester seul avec ses interrogations. Il  y a un temps obligatoirement solitaire, ne serait-ce que pour laisser émerger les émotions ; pour moi, ça a commencé  par l’émotion : ce que je ressens me traverse, m’émeut et me rejoint dans ma propre condition humaine ; je me projette, et à partir de là, plutôt que d’émettre un jugement moral sur ce ressenti, il faut au contraire l’accueillir avec beaucoup de reconnaissance – c’est ce qui fait que l’on est humain – pour ensuite le professionnaliser par une démarche réflexive au travers de recherches documentaires, au travers de rencontres avec d’autres professionnels, d’autres disciplines, pour enrichir son regard. Cela fait avancer notre réflexion personnelle et profite au bien commun.

S.B. : Vous dites que cela a été difficile d'en parler aux collègues. Au niveau interdisciplinaire était-ce aussi le cas ?

V.F. : Non pas du tout, ça n’a jamais été difficile pour moi. L’essentiel est de ne pas rater le rendez-vous qui nous est donné par la congruence entre nos émotions et notre professionnalisme. Le manquer, c’est à mes yeux manquer le rendez-vous d’âme et de cœur de notre profession. On ne peut pas être un bon soignant sans âme et sans cœur. Et il n’y a pas de demi-mesure pour moi. L’être par intermittence de temps en temps, c’est déjà la signature d’une désertion consommée de son support à l’humanité.

S.B. : Par conséquent ce projet, quand il voudra s'adresser à tous, permettra de porter une attention qu'on n’aurait peut-être pas naturellement les uns envers les autres ?

V.F. : A vrai dire, on se protège beaucoup, et à force de se protéger, on n’a pas toujours conscience que l’on se déshumanise et que l’on devient des exécutants, ce que je redoute le plus dans notre profession et ce qui nous est de plus en plus souvent demandé ; ça l’a toujours été, nous sommes des exécutants, cela en soi ne devrait pas être péjoratif de le dire. Dans ma bouche, ça le devient parce que ça me rappelle toujours cette phrase : « je ne fais qu’obéir aux ordres » qui fait froid dans le dos.

Et puis il y aura toujours l’objection de conscience : nous sommes des êtres animés de principes et de valeurs avec un code de conduite, une déontologie, et enfin une humanité qui est propre à chacun, qui s’exerce d’une manière singulière et qui fait toute la richesse d’une équipe.

S.B. : Votre intention de recherche a-t-elle été facilement saisie par vos collègues ?

V.F. : Oui parce que l’intention était essentiellement éthique et humaniste, et en cela, elle fait largement écho chez les collègues de ce genre de service, qui auraient cette approche s’ils en avaient le temps, même si la spiritualité ne serait pas abordée directement car c’est un sujet avec lequel ils ne sont pas à l’aise.

Ce que je voudrais souligner, c’est que ce projet a une double visée : pour le soignant, c’est le sens du service rendu, et pour le soigné, c’est le sens du service reçu. Quel sens ça a pour moi de soigner comme ça ? Est-ce que je soigne pour soigner ? Et pareil pour le soigné, il y a un sens du service reçu : ils ne veulent pas être soignés pour être soignés ; ils attendent tout un ensemble de services adressés à leur personne et non pas uniquement à leur corps évidemment.

S.B. : Comment parliez-vous du projet aux patients ?

V.F. : J’ai eu beaucoup de mal à le présenter car il fallait justifier l’intention et les termes employés. Quelle est l’intention ? Qu’est-ce qu’il y a derrière ? Pourquoi proposer cela ?

Très rapidement, nous avons abandonné le terme « spiritualité » – parce qu’à trop forte connotation religieuse – par le terme « dimension spirituelle » : comme une manière d’aborder un aspect de la personne, qui ferait référence à un ensemble d’éléments touchant à sa construction identitaire, en lien avec un lieu culturel et éducationnel. Déjà au niveau de la représentation, cela a moins choqué. Mais il a fallu trouver une sémantique acceptable, audible, qui fasse un consensus.

La plupart demandaient une justification parce qu’il leur fallait absolument pouvoir identifier la personne qu’ils avaient en face, et ils avaient du mal à m’identifier. Ils me connaissaient comme infirmière mais pas de cette manière. La présentation était double, la mienne et celle du projet.

S.B. : Que leur disiez-vous concrètement de ce projet ?

V.F. : Je leur disais qu’il s’agissait d’entretiens de relation d’aide. Je ne m’attendais pas à cette difficulté d’être autant éprouvée à devoir présenter l’étude. C’était très fatigant parce que chaque présentation était un entretien en soi, qui durait en moyenne une demi-heure, quelle que soit la décision du patient. Le projet éveillait leur curiosité et soulevait des interrogations. Même s’ils n’adhéraient pas au projet, ils se saisissaient de cette opportunité pour évoquer leur parcours de soins, voire leur parcours de vie.  Je ne m’y attendais pas du tout. Ça n’a laissé personne indifférent.

S.B. : Et de leur part qu’entendiez-vous en retour comme paroles ?

Après avoir fait remonter l’émotion, essayé de l’analyser un peu mieux, la notion de drame et de tragédie qui était vécue, il y avait l’hétéroclisme des croyances, entre foisonnement des étayages et carence de supports intellectuel et culturel. La maladie frappe tous les niveaux sociaux, et parfois il peut y avoir une très grande pauvreté verbale de vocabulaire, d’investigation personnelle sur ce genre de sujet, ou au contraire une recherche prolifique, une quête personnelle très riche, très dense, qu’elle soit athée, agnostique ou rattachée à une religion particulière.

Ce polythéisme – je cherche un autre mot -ce « poly-croire », cette multiplicité de manières de croire, cette grande diversité des cheminements personnels, ont également stimulé mon interrogation et m’ont amenée à appréhender l’intériorité de ces personnes de façon à trouver une porte d’entrée : quels termes-clés font résonance en eux ? Cela requiert un minimum de connaissances au sujet de la personne, un intérêt pour elle et son environnement, pour ce qu’elle dit, par le biais de l’observation clinique, de l’écoute, ce qui relève des attributs du soignant.

En outre, cela m’a permis d’avancer dans mon questionnement, la difficulté majeure s’étant avérée méthodologique. Les autres difficultés ont été relativement classiques : il y a la nouveauté du sujet, sa singularité, et toutes les représentations dont il peut faire l’objet : le new age, l’ésotérisme, le religieux, l’utopique, …

J’ai du bien des fois induire moi-même des termes pour illustrer ce qui pouvait représenter pour eux leur spiritualité, dans les cas d’incapacité de l’entrapercevoir pour eux-mêmes. La notion de lien venait apporter un éclaircissement sur les différents types de relations entretenues :  lien affectif, l’amour, l’amitié, les engagements familiaux, professionnels, sociaux… Les pratiques sportives et ou culturelles, toutes formes de centration méditatives comme la marche en montagne, à la campagne, la contemplation…

Cette manière d’orienter leur pensée m’a gêné plus d’une fois car il me semblait les éveiller à une prise de conscience qui n’était pas forcément une nécessité ni un besoin pour eux. Ils avaient pourtant accepté l’étude et ne souhaitaient pas en sortir, alors que faire ?

S.B. : Votre projet a-t-il suscité de la peur ?

V.F. : Peur, je ne sais pas, j’ai plutôt observé une certaine condescendance distanciée, ainsi que ce qui me semblait relever d’un scepticisme quant aux visées du projet. Mais ce ne sont peut-être que des interprétations de ma part.

S.B. : Pouvez-vous vous présenter et nous décrire votre parcours professionnel ?

V.F. : J’ai d’abord été aide-soignante pendant trois ans avant d’être infirmière, et je crois que cela m’a aidée à entrer par la porte du « soin au corps ». Je trouve que c’est un langage essentiel à comprendre quand on veut travailler la question de l’humanité dans le soin. Toucher au corps d’abord nous apprend la modestie, la simplicité, l’humilité, la discrétion, et un grand respect de la dignité humaine à travers le corps blessé, exposé, …

J’ai été diplômée en 2007, c’est ma onzième année comme infirmière en hématologie, après avoir travaillé aux urgences d’un centre de soins. J’avais fait les arts-déco avant. Cette sensibilité artistique m’a valu de plaire à l’oral parce que j’avais dit que soigner était un art. Ce n’était pas une nouveauté mais dans ma bouche, avec le parcours que j’avais, ça a été entendu. J’avais conscience que c’était quelque chose à élaborer avec ma propre singularité, ma propre sensibilité, et que c’était important de contribuer de cette manière à la qualité des soins.

S.B. : De cette école artistique avant votre formation d’infirmière, y a-t-il des éléments qui vous ont aidée pour les soins ?

V.F. : Ce n’est pas la formation en arts plastiques qui m’a aidée, c’est ma sensibilité, la résonance à l’être humain. J’ai un regard contemplatif sur la beauté humaine, je la trouve d’autant plus belle lorsqu’elle est fragile, parce que c’est à cet endroit qu’elle se révèle dans toute sa complexité et tout son mystère, parce que c’est quand même mystérieux notre vie ! Si on commence à se demander pourquoi on est là, c’est vertigineux ! Et on est là, on essaie de vivre, de faire des choses pas trop bêtes, de construire plutôt que de détruire, en tout cas pour une majorité d’entre nous.

C’est donc ma sensibilité qui fait que je me suis orientée vers l’art à un moment donné, j’ai trouvé que c’était un vrai dédale du Minotaure, redoutable et très dangereux, et j’ai préféré m’en retirer très vite parce que je n’avais pas les armes psychiques pour tenir, mais ma sensibilité était là, et mon désir un peu fou d’employer cette sensibilité qui est une vraie intelligence. J’encouragerai toujours les personnes sensibles à travailler dans les soins et de pas en avoir peur, car ce n’est pas qu’un outil, c’est une antenne de réception supplémentaire au décodage de l’expression humaine. Actuellement je suis en train de lire un mémoire de fin d’études d’une psychologue autour de l’instinct, ou l’intuition, pour aborder la dimension spirituelle en soins palliatifs.

S.B. : Parlez nous de votre unité…

 

V.F. : Je travaille dans un service de soins intensifs pour des personnes atteintes de leucémie ou de lymphomes. Occasionnellement, nous prenons en charge des personnes atteintes de myélomes, mais elles sont généralement suivies en hôpital de jour, il est donc très rare que ce soit chez nous. Elles viennent pour des cimentoplasties entre autres, ce sont des cas aigus qui nécessitent des soins urgents où la détresse est souvent présente. Il nous arrive également de réaliser des autogreffes

Nous sommes confrontés à la découverte de la maladie, à l’annonce, aux premiers traitements, aux échecs thérapeutiques et aux rechutes. C’est par conséquent un service lourd sur le plan de la charge affective et émotionnelle, qui est quasi constante, même s’il est moins lourd sur le plan des soins techniques.

S.B. : Vous avez dit que votre projet a eu de la peine à être retenu parce que votre projet était jugé non prioritaire. Parlez-nous de l’accueil de ce projet.

V.F. : Comme j’ai un profil d’artiste, à être un peu clown, expressive, extravertie, le projet a été pénalisé par la perception que l’on avait de ma personne. Jamais je n’ai entendu de propos péjoratifs, mais plutôt un peu condescendants avec des sourires en coin, qui semblaient dire : « bon ça c’est Valérie », donc plutôt en lien avec ma personne. Et puis au fil des années, grâce à la persévérance et à la rédaction de propositions qui ont été envoyées sur le plan national, les cadres ont pris connaissance du projet, et cela m’a valu une certaine considération. Je n’en parlais pas beaucoup avec mes collègues tant que les choses n’étaient pas concrétisées, sinon il aurait fallu constamment se justifier, expliquer, c’est fatigant ! Il me fallait économiser mes forces. Mais je me souviens de matins passionnés où mes collègues ont toujours su m’encourager en manifestant leur intérêt et curiosité par la suite.

S.B. : En quoi croyez-vous dans votre métier ?

V.F. : Je crois dans le bien accompli par le soin en équipe. Je crois surtout en des perspectives partagées. Seul, c’est essentiel d’assumer ce que l’on est, d’avoir le courage et de se réjouir de ce que l’on est, de ce que l’on pense en espérant que ce soit bien, mais on ne peut espérer et croire que c’est bien que si on le soumet à la collégialité, que si c’est passé au crible du filtre collectif, parce que l’audace ne peut l’être véritablement que si elle se confronte aux autres et accueil, dans son altérante et essentielle complémentarité, pensée et parole de l’autre.

S.B. : Vous l’expérimentez ?

V.F. : Oui tout le temps. Et mon projet n’a de sens que parce qu’il y a eu un accord, un aval d’une collégialité, à différents niveaux d’instance. Cela prend alors tout son sens. Même si ce projet avait un sens personnel, je n’avais pas de certitude absolue, je restais dans des conditions personnelles, ce qui est très différent. Il y a là un sens pour l’humanité à laquelle j’aspire et cela me réjouit d’autant plus que cela rejoint mon humanité : je me dis que d’autres humains ont validé, cautionné ce projet, c’est réjouissant.

S.B. : Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?

V.F. : La gratuité de la vie. Selon moi c’est le luxe suprême : pouvoir marcher, respirer, penser, contempler, scruter, entrer en résistance et exister de manière unique. Je parle de résistance au monde parce qu’il y existe de nombreux modes de pensée qui se confrontent dans une institution. Dès qu’on entre dans une institution, qu’elle soit hospitalière ou clinique, on entre avec certaines modalités de pensée. Il y a une politique institutionnelle qui peut bouger, et si chacun n’est pas un penseur depuis sa place, si on n’est que des suiveurs, on risque d’aller au pire de l’institution. C’est aussi exister en résistant, de manière unique et singulière, en ayant le courage d’assumer ce que l’on est et d’être heureux, de se réjouir de ce que l’on est. C’est là l’essentiel. Et tout cela est gratuit. C’est cela qui me réjouit et qui donne du sens à ma vie quand je me lève. La gratuité est un luxe qui donne toutes les audaces à espérer l’impossible.

Propos recueillis par Serena Buchter

Arrangement: Caroline Ringotte