« Que faire face à Alzheimer ? Gagner des années de vie meilleure » de Véronique Lefebvre des Noëttes

Recension par Talitha Cooreman, chercheure en éthique à l'UCLouvain

Véronique Lefebvre des Noëttes signe ici un véritable catalogue pratique et complet de l’état de nos connaissances sur la maladie d’Alzheimer et autres maladies neuro-évolutives. Tout lecteur qui se pose des questions d’ordre médical, thérapeutique, ou de prévention trouvera ici un début de réponse et des pistes permettant d’aller plus loin.

L’ouvrage est divisé en quatre parties qui invitent le lecteur à accompagner le Dr. Lefebvre des Noëttes sur le terrain à la rencontre de ses malades – de « nos » malades – et leurs accompagnants, qu’elle côtoie depuis plus de trente ans. L’ensemble est introduit par une très belle préface, tout en finesse contée, par Eric Fiat.
La première partie dresse un état des lieux, dans un langage très accessible, de ce que nous savons actuellement de la maladie d’Alzheimer. Il en ressort que depuis la découverte, en 1906, de la maladie par Aloïs Alzheimer des agglomérats d’amyloïdes et de protéïnes TAU dans le cerveau d’une patiente, la médecine n’a pas fait de progrès spectaculaire ni sur les causes de la maladie, ni sur le processus de l’apparition des troubles, ni en matière de thérapies éventuelles. Néanmoins, et ce sera un leitmotiv tout au long de l’ouvrage, l’auteure encourage le lecteur de consulter tôt, pour permettre une meilleure prise en charge, une meilleure qualité de vie, voire même un retardement dans l’apparition des troubles.
À l’aide des philosophes qu’elle a tellement côtoyé lors de la rédaction de sa thèse, l’auteure présente ensuite ce qu’est la mémoire : un palais renfermant des trésors que le gouffre de l’oubli n’a pas encore enseveli (l’expression est de saint Augustin – p.50). Les citations d’auteurs sont accompagnées d’autant de paroles de patients, tout aussi philosophiques. Cette excursion au pays de la philo est suivie d’un cours d’anatomie en bonne et due forme sur le cerveau et le fonctionnement de la mémoire et de douze conseils de bon sens pour une meilleure mémoire. Cette première partie se termine par une présentation de différents tests permettant aux médecins d’évaluer les plaintes de « la mémoire qui flanche ».
Dans la deuxième partie, l’auteure invite le lecteur à enfiler une blouse blanche pour l’accompagner dans son cabinet, en consultation « mémoire ». Elle raconte comment écouter le malade, comment se déroule l’examen clinique, quels sont les bilans complémentaires permettant d’affiner le diagnostic, qui est toujours un processus par étapes. Enfin, vient le moment redouté de l’annonce de la maladie. C’est un exercice difficile, où l’attitude du médecin a autant d’impact que les mots qu’elle utilise. La consultation d’annonce est aussi celle où un parcours de soin est proposé.
La troisième partie est axée sur l’accompagnement du patient et de son entourage. En introduction, l’auteure met en tension mémoire et oubli : « nulle jouissance de l’instant présent ne pourrait exister sans faculté d’oubli, » écrit-elle (p.124) en citant Nietzsche. L’auteure refuse tout fatalisme et encourage chacun à continuer à stimuler les capacités toujours mobilisables chez les patients en partant rigoureusement de la présomption de compétences humaines qui persistent, envers et contre-tout. Sans jamais nier que l’oubli insécurise, l’auteure, en illustrant son récit par des paroles – souvent drôles – de patients, met en lumière les singulières vertus de l’oubli.
Les possibles demeurent même quand la vie est chamboulée par l’irruption de la maladie et Véronique Lefebvre des Noëttes invite le lecteur à oser la rencontre avec la personne qui a la maladie d’Alzheimer en quittant, si j’ose dire, sa zone de confort, en explorant de nouvelles manières d’entrer en relation : le toucher, l’humour, la musique, la poésie etc., en prêtant plus attention au langage du corps, surtout quand le langage verbal devient défaillant (80% de notre communication passe par le corps). La personne malade communique, mais décoder le langage troublé/troublant du patient nécessite la présence d’un « autre qui tisse du sens entre les bribes qui émergent » (p.137).
Mais il n’y a pas que le langage qui peut être troublé chez les patients ; souvent le plus dur à vivre pour l’entourage, ce sont les troubles du comportement. Sans détour, l’auteure passe en revue l’agressivité, la déambulation, l’opposition aux soins, les cris, les délires, l’hyper-sexualité, l’apathie, la dépression, les chutes, les troubles du rythme de vie, les stéréotypies. Tous ces changements dans le comportement sont vécus comme angoissants, mais l’auteure insiste : il est important d’analyser le comportement pour comprendre le trouble. Cela prend du temps, mais une fois que l’on a compris l’origine d’un comportement déviant, il est souvent possible d’y remédier sans recours médicamenteux. L’auteure fait état de douze thérapies médiées qui permettent de mobiliser les capacités résiduelles des patients et qui apaisent les troubles psycho-comportementaux.
Dans la quatrième et dernière partie du livre l’auteure demande : « qu’est-il permis d’espérer ? » Si aucun traitement médicamenteux ne se dessine pour un futur très proche, l’espoir pour « nos malades » est certainement ailleurs. Dans la prévention, par exemple, car il est possible de diminuer les risques de souffrir de la maladie d’Alzheimer en adoptant un mode de vie saine (p.245-257). Mais le vrai cri de cœur de Véronique Lefebvre des Noëttes se trouve dans les trente dernières pages, où elle rédige un véritable manifeste pour que Alzheimer devienne l’affaire de chacun de nous, indépendamment de notre âge, notre métier, notre situation familiale. Evidemment, elle interpelle la politique : plus de partage intergénérationnel, plus de pôle de services permettant le maintien à domicile, plus de petites structures avec des logements participatifs – mais tout cela ne suffit pas si tous ne reconnaissent pas à nos aînées leur dignité d’hommes et de femmes, dignes de notre intérêt. « Alors sommes-nous dignes de leur dignité ? Sommes-nous à la hauteur, en tant que société, dans la façon dont nous veillons sur eux ? », demande l’auteure (p.264). En effet, ces personnes fragilisées, souffrantes, n’ont conscience de leur propre dignité que dans le regard de l’autre. Sommes-nous dignes des personnes âgées et dépendantes lorsque nous leur imposons une vie dans des Ehpad, alors que la plupart d’entre elles n’ont jamais vécu en collectivité et ne consentent pas à cette institutionnalisation ? Il y a urgence à repenser l’Ehpad, écrit l’auteure (p.269), peut-être sur le modèle des petites unités de vie de moins de 25 places ou encore des maisons d’accueil rurales pour personnes âgées, ou encore des « domiciles partagés » créés par plusieurs communes dans le Morbihan. Il y a une nécessité éthique de réinventer l’Ehpad et le CCNE français propose des pistes dans ce sens dans son avis 128. « Il faut agir », écrit l’auteur, « et c’est à la portée de tous. » (p.273) En effet, la société bienveillante et inclusive que l’auteure appelle de ses vœux est l’affaire de tout un chacun. Elle va à l’encontre de l’âgisme ambiant et de la course aux performances, mais promeut une philosophie du care, la capacité de prendre soin d’autrui et de soi. Ainsi on voit naître le concept d’une société « amie de la démence » (dementia-friendly-society) où à tous les échelons de la société, les acteurs – du voisin, au boulanger, au policier – se mobilisent pour une meilleure pris-en-charge des personnes atteintes de troubles neuro-évolutives. Dans cette société inclusive, Alzheimer ne ferait plus peur, les personnes malades seraient accompagnées dignement au milieu de tous, pleinement reconnues dans leur identité, dont les braises ne demandent qu’un souffle pour repartir.
L’ouvrage offre un panorama large, bien au-delà du monde de la médecine, des enjeux d’une société « amie de la démence » et inclusive. L’auteure convoque la science médicale, la philosophie, la sociologie, la politique, l’économie, l’art pour nourrir notre réflexion et finalement lancer un véritable cri du cœur : nous sommes tous concernés par le destin de « nos vieux ».

(En fin de compte, il ne manque qu’une seule facette à son propos : celle de la théologie. A quand une prise au-sérieux de la déficience cognitive par les théologiens ?)