La santé augmentée : réaliste ou totalitaire ?

Marie-Jo Thiel, Paris, Bayard, 2014, 279 p. 

Marie-Jo Thiel, médecin, théologienne et moraliste, a étudié et suivi de près les dernières évolutions de la recherche médicale et de la médecine qui ne se propose plus seulement de diagnostiquer, soulager, remédier, mais aussi de réparer, régénérer, voire de transformer, d’augmenter l’être humain. La médecine est bouleversée par l’évolution des sciences (biotechnologies, robotique, nanotechnologies) et celle des sciences de l’information, en passe de transformer l’humain… Une santé qui concernerait ainsi le tout humain ne revêt-elle pas une dimension « totalitaire » ? Est-ce une promesse réaliste ? réalisable ? souhaitable ? Ce livre passionnant apporte des réponses ouvertes à ces interrogations majeures. Il interroge notre désir d’hypermaîtrise du corps, notre angoisse de la vulnérabilité, nos ressources symboliques et religieuses, notre rapport à la souffrance, etc. Et s’interroge : comment accompagner ces développements extraordinaires des sciences médicales et protéger la notion de personne humaine ?

Vidéo d’une conférence de l’auteure relative à son livrehttps://www.youtube.com/watch?v=eW2XiT6ZdIE

Recension

Isabelle Perée, « Marie-Jo Thiel, La santé augmentée, réaliste ou totalitaire ? », Revue des sciences religieuses [En ligne], 89/4 | 2015, mis en ligne le 05 février 2016, consulté le 31 octobre 2017. URL : http://rsr.revues.org/2902

M.-J. Thiel, dans la continuité de ses recherches et publications antérieures, s’interroge sur le fait de savoir si la médecine contemporaine qui se propose de régénérer, d’« augmenter » l’être humain, se trouve encore dans sa fonction et si le mouvement de médicalisation globale de l’existence humaine contribue vraiment à l’humanisation et au bien-être social. Pour cela elle revisite les modèles anthropologiques, nous ouvre les yeux sur le fait que légiférer n’est pas toujours la solution et nous rappelle que « la santé a besoin de nous ».

Après une introduction où l’A. fait l’inventaire des questions, nous trouvons six chapitres : sont abordés successivement le mouvement de médicalisation de l’existence humaine, la question de « la santé totalitaire », l’expérience du corps face à la maladie et la mort, la question de l’espérance d’un salut des biotechnologies médicales, l’humanisation des personnes confrontées au handicap et termine sur l’aspect plus théologique du corps vulnérable, corps de grâce. Une bibliographie très généreuse est donnée dans les notes, incluant des auteurs bien connus tels que X. Thévenot, mais également des extraits d’articles, de conférences ainsi que des extraits de règles, de lois et des adresses de site internet. La diversité des domaines couverts par la bibliographie témoigne d’une importante recherche de l’A. et des multiples aspects de ses diverses fonctions de médecin, d’éthicienne et de théologienne. Elle cite Augustin, Bernanos ou Bobin, mais aussi Ricœur, Lacan et Heidegger. On peut juste regretter que cette riche bibliographie ne se situe pas aussi à la fin de l’ouvrage, au moins pour la commodité des lecteurs.

La question de la corporéité informée par la médecine biotechnologique (chapitre 3) nous a beaucoup intéressée. L’annonce du diagnostic grave qui provoque le choc, l’acte de parole qui informe, déforme ou reforme ne font-ils pas partie de l’expérience de tout un chacun ? M.-J. Thiel rappelle qu’en français, avoir une maladie, c’est « être malade ». Ce corps qui devient soudainement d’une insoutenable vulnérabilité et découvre sa fragilité à la fois constitutive et ontologique intériorise les normes sociétales autour de la santé et se trouve en porte à faux entre sa corporéité à vivre et la corporéité dont il fait l’expérience.

Comme souvent, M.-J. Thiel aborde ces sujets délicats avec une grande finesse, en se situant avec prudence et distance, ce qui laisse au lecteur la liberté de trouver sa propre position à la lecture de l’ouvrage. Dans ce même chapitre, elle aborde également la question du patient gravement malade qui tente de se confier et à qui l’interlocuteur dans le déni ordonne immédiatement de se taire. Ce déni, qui renforce le décalage, dit l’A., entre la réalité du patient et le refus d’entendre de son entourage. Le malade doit alors assumer sa vulnérabilité mais sans se complaire dans la fragilité.

L’ensemble des différentes questions abordées par M.-J. Thiel nous concernent tous et les débats qu’elles engendrent ne sont jamais clos, puisque chaque réponse doit sans doute correspondre à la sensibilité de chaque individu. Cependant, l’A. donne des pistes de réflexion, n’hésitant pas à y inclure les aspects théologiques qui peuvent aussi interpeller les non-croyants (une théologie autour d’un fils crucifié et ressuscité), rappelant au passage que l’expérience de la grâce suppose le corps vulnérable. Nous pouvons affirmer sans hésiter que ce livre devrait être lu par les acteurs médicaux, sociaux, enseignants, théologiens mais également au sein de la famille où des questions se posent face à des décisions à prendre devant la maladie « dans la juste distance », comme le dit l’A. qui rappelle que « la question de l’humanisation est ainsi plus prégnante que jamais ! »